Seule, paradoxalement, la plasticité pourra nous sauver des plastiques

Nous étions plus d’un million ces jours derniers à protester dans le monde entier contre l’inaction des gouvernements face à la crise écologique. De cette crise, avec les gaz à effet de serre, le plastique est devenu à la fois le symbole et la réalité.

Qu’on le jette, qu’on le brûle, qu’on l’enfouisse, chaque fois, le plastique revient. « There is no away » [On ne peut pas s’en débarrasser], disent les écologistes américains, en réponse à l’injonction qui a longtemps été la nôtre : « Jette-le », « Throw it away ! » Jette ton assiette, ta serviette, ta fourchette ! Or cet « away » révèle aujourd’hui son illusoire extériorité. Il n’y a pas de dehors. « Away », c’est ici, et nulle part, c’est encore la Terre, qui étouffe, agonise, sous le poids des rejets qu’elle ne peut rejeter et qui forment désormais un septième continent. Au point où des animaux marins sont empêtrés dans des sacs déchirés, éventrés par l’ingestion de tubes, de bouchons, de bouteilles…

Moins de 20 % des 9 milliards de tonnes de plastiques produits jusqu’ici dans le monde ont été recyclés ou incinérés. Ce qui reste finit dans des décharges ou dans l’environnement, et mettra des milliers d’années à se décomposer. Le plastique est destructeur parce qu’indestructible.

Nouvelle génération de sacs bioplastiques

Dans les pays riches, des mesures ont été prises. Avec l’interdiction des sacs en plastique à la caisse, par exemple, une nouvelle génération de sacs dits bioplastiques a fait son apparition. Il s’en est fabriqué 2 millions de tonnes en 2017. Mais ces plastiques alternatifs ne sont pas vraiment la solution. Ils coûtent cher et restent inabordables pour les pays pauvres. De plus, comme l’affirmait au quotidien britannique Guardian Jacqueline McGlade, alors directrice scientifique du Programme des Nations unies pour l’environnement en 2016, « Ces produits sont présentés comme une alternative aux plastiques, permettant de réduire la pollution des océans, mais c’est faux. Pour cela, il faudrait qu’ils soient en contact avec une température d’au moins 50 °C, ce qui ne sera jamais le cas dans les profondeurs océaniques. »

Le terme générique « bioplastiques » peut de plus prêter à confusion car il désigne à la fois des plastiques biosourcés (fabriqués à partir de composants naturels renouvelables), et des matières plastiques biodégradables (pouvant être détruites par des micro-organismes au contact de l’air ou de l’eau). Mais certaines matières biodégradables ne sont pas biosourcées et proviennent parfois de ressources fossiles. De même, tous les plastiques biosourcés ne sont pas forcément biodégradables. Dans tous les cas, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise des énergies (Ademe) rappelle que les sacs biodégradables ne doivent en aucun cas être jetés dans la nature.

En 1957 déjà, l’écrivain et penseur Roland Barthes dénonçait dans Mythologies le caractère proliférant du plastique : « La hiérarchie des substances est abolie, écrivait-il, une seule les remplace toutes : le monde entier peut être plastifié, et la vie elle-même, puisque, paraît-il, on commence à fabriquer des aortes en plastique. » Il avait parfaitement ciblé le problème. Le plastique se distingue par sa « résistance ». Le plastique résiste. Comment lui résister ?

Poursuivant moi-même depuis longtemps une réflexion sur la provenance du terme, j’ai découvert que le plastique était le jeune rejeton d’une lignée bien plus ancienne que lui. C’est la plasticité en effet qui est la mère des plastiques et désigne la souplesse, la malléabilité, l’aptitude à la transformation et la métamorphose. Caractérisant au départ, en Grèce ancienne, le geste formateur du sculpteur en même temps que l’aptitude de la matière à être façonnée, le plassein a été vu par les poètes comme le fleuve du devenir et de la vie. Mais la plasticité est aussi durcissement, rigidification, masque de plâtre, mort.

Le plastique du XXe siècle a incarné les deux tendances. La matière dont il est le nom est infiniment malléable, mais une fois moulée, elle se rigidifie dans des formes qui ne peuvent plus s’effacer. Aujourd’hui, le plastique a perdu sa mémoire et n’incarne plus que le durcissement. Il faut donc rappeler la plasticité à la vie. Réapprendre à changer de forme. Seule, paradoxalement, la plasticité pourra nous sauver des plastiques.

Le problème est que la politique n’a pas encore atteint l’âge de la plasticité post-plastique. Plutôt que de choisir des plastiques biodégradables, les Nations unies préconisent d’améliorer la collecte et le recyclage des plastiques, et d’engager la production des plastiques dans une économie circulaire. La meilleure arme contre la pollution plastique sera donc toujours d’abord de limiter autant que possible son utilisation. Or le Sénat, en France, a repoussé à 2021 l’utilisation de certains instruments en plastique parmi les plus polluants.

Ainsi faudra-t-il attendre le 1er janvier 2021 pour que soit effective la suppression des pailles, couverts, bâtonnets mélangeurs, emballages et bouteilles en polystyrène expansé, tiges de ballons, et ce malgré tout avec un certain nombre d’exceptions – les contenants alimentaires en plastique utilisés pour les services de restauration collective des établissements scolaires par conséquent. Des ONG ont dénoncé un recul incompréhensible face à l’urgence de la crise de la pollution plastique.

Le plastique n’est peut-être au fond qu’une projection de nous-mêmes. De notre rigidité politique et morale. Mais être plastique, c’est aussi être capable de fluidifier nos fixations. L’alternative à l’absence de dehors sur cette Terre ne pourra provenir que d’une mutation du dedans en chacun de nous.

Catherine Malabou est professeure de philosophie à l’université Kingstown (Angleterre) et à l’université de Californie à Irvine. Ses travaux portent sur la notion de plasticité dans les arts et dans la neurobiologie.

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