Shanghaï 2010, vitrine d'une Chine conquérante ?

Shanghaï 2010 (du 1er mai au 31 octobre), première Exposition universelle à se tenir dans un pays émergent, constitue le point d'orgue d'une année 2009 marquée par l'affirmation de la puissance chinoise sur la scène internationale, tant au G20 de Londres qu'au sommet de Copenhague. Rééquilibrage de l'économie mondiale, système financier, climat, etc. : sur tous les grands dossiers, la Chine a fait preuve d'une détermination sans faille pour faire prévaloir ses vues et ses intérêts. Arrogance, comme le pensent certains, d'un pays grisé par trois décennies de forte expansion, couronnées en 2009 par une croissance de 8,7 % en dépit de la pire récession que le monde ait connue depuis la crise de 1929 ? En fait, c'est une toute autre tonalité qui se dégage du rapport présenté au Parlement, en mars 2010, par le gouvernement chinois : les dirigeants y font preuve d'une conscience aiguë des défis auxquels le pays doit faire face s'il veut recouvrer son rang après une éclipse de deux siècles.

Sur le plan intérieur, la première tâche est de réformer le modèle économique et de corriger les déséquilibres sociaux qu'il entraîne. Malgré le fort potentiel de croissance que lui assurent une forte épargne et une main-d'œuvre abondante, l'économie chinoise est dépendante de l'étranger à un triple niveau : marchés d'exportation, technologies et matières premières. La part des exportations a bondi de 20 % à 40 % du PIB entre 1996 et 2008, tandis que la consommation des ménages chutait de 47 % à 37 %. Le modèle de croissance doit donc être recentré sur le marché intérieur mais l'économie restera encore longtemps vulnérable aux à-coups de la demande mondiale.

Autre handicap : la production industrielle dépend à 70 % de technologies étrangères ; l'objectif est d'inverser ce ratio à l'horizon 2020 en y consacrant d'énormes moyens humains et financiers.

Troisième frein à la poursuite d'une forte croissance : la dépendance énergétique et minière. La nécessaire sécurisation des approvisionnements dessine la géographie d'une diplomatie économique très active en Asie, en Afrique, en Amérique latine et au Moyen-Orient. Pour réduire cette triple dépendance, la Chine dispose d'un atout maître : ses excédents financiers qui en font le premier créancier étranger des Etats-Unis. Cette puissance financière sera réorientée dans trois directions : généralisation de la couverture sociale – ce qui accélérera le recentrage de l'économie sur le marché intérieur –, contrats à long terme pour les approvisionnements en matières premières et acquisition de sociétés étrangères, notamment dans les hautes technologies.

DÉSASTRE ÉCOLOGIQUE

Plus encore que la dépendance économique envers l'étranger, les déséquilibres sociaux représentent une menace inquiétante pour l'Etat-parti, car ils sont de nature à remettre en cause sa légitimité même. Le développement chinois a permis une spectaculaire diminution de la pauvreté, mais les inégalités sociales et les disparités régionales ne cessent de se creuser depuis vingt ans. A travers le slogan de "société harmonieuse", les pouvoirs publics affichent leur volonté de réduire la fracture sociale mais les résultats sont décevants et la grande pauvreté ne recule pratiquement plus depuis la fin des années 1990.

En outre, l'industrialisation et l'urbanisation à marche forcée ont entraîné un véritable désastre écologique : la Chine, premier émetteur de dioxyde de carbone avec 21 % du total mondial, compte vingt des trente villes les plus polluées au monde. Pékin a indiqué vouloir réduire de 45 % d'ici 2020 l'"intensité carbone" de son économie, ce qui ne garantit pas une réduction des émissions en valeur absolue. Mais comme on l'a vu à Copenhague, ce ne sont pas les exigences des pays développés qui infléchiront la politique chinoise en la matière, mais bien les arbitrages que le pouvoir devra opérer entre le rythme et la qualité de la croissance, sous la pression de la contestation populaire.

Le Parti sait que sa légitimité et sa survie reposent sur les succès de sa politique économique mais aussi sur l'affirmation de la puissance chinoise dans le monde, à commencer par l'Asie. Le rival japonais doit être évincé et la Chine a engagé avec lui une course poursuite pour combler son retard économique. L'atout du Japon est sa formidable capacité d'innovation et c'est dans cette bataille pour l'excellence technologique que la Chine va engager tous ses moyens. Sa suprématie autant économique que stratégique en Asie est en effet un passage obligé pour consolider sa stature internationale et s'affirmer progressivement comme grande puissance globale : elle bénéficie pour cela de deux atouts qui font défaut au Japon ; un siège au Conseil de sécurité de l'ONU et l'arme nucléaire.

Sur le plan mondial, la politique étrangère de Pékin se réclame du multilatéralisme mais le met en œuvre dans les étroites limites fixées par le leitmotiv de "non-ingérence" et par la primauté donnée aux intérêts économiques, comme on peut le voir notamment en Afrique. Le point focal de la diplomatie chinoise se situe évidemment à Washington. Non pas dans le cadre d'un prétendu G2 – clairement exclu par Pékin – mais parce que la relation sino-américaine est vitale pour chacune des deux économies : la Chine a besoin du marché américain, l'Amérique a besoin de l'épargne chinoise. Les déséquilibres d'une épargne insuffisante en Amérique et excessive en Chine se traduisent par un énorme déficit commercial américain, que Washington attribue à la sous-évaluation de la devise chinoise. Une appréciation du yuan, progressive mais soutenue, est certes nécessaire pour l'équilibre même de l'économie chinoise ; elle aura cependant un faible impact sur le déficit américain que seule une remontée du taux d'épargne aux Etats-Unis – et donc une baisse de la consommation – pourra résorber.

Au-delà du contentieux sur le yuan, la Chine conteste par petites touches l'hégémonie américaine  : rôle du dollar, représentation dans les institutions multilatérales, désordres financiers à l'origine de la crise, etc. Pourtant l'heure n'est pas encore venue pour le duel frontal que Pékin engagera un jour avec Washington face au relatif déclin d'un Occident américano-centré. D'ici là, la Chine devra avoir retrouvé sa "juste place" dans le monde. Pour y accéder, il lui faut réduire sa dépendance envers l'étranger, corriger ses déséquilibres internes, conquérir la suprématie économique en Asie et s'imposer comme puissance globale  : la réalisation de ces objectifs conditionne la légitimité du Parti et peut seule faire accepter aux citoyens l'étroit contrôle social qu'il leur impose.

Claude Meyer, professeur à Sciences Po et auteur de Chine ou Japon : quel leader pour l'Asie ?, Presses de Sciences Po, 2010.