Sharon, notre part de ténèbres

Karma Nabulsi, longtemps représentante de l'OLP, puis conseillère aux pourparlers de paix avec Israël entre 1991 et 1993, est chercheuse en philosophie politique à l'université d'Oxford (LE MONDE, 10/01/06):

Nul n'ignore qu'il y a une part de ténèbres dans le passé d'Ariel Sharon. Mais pour nous, les Palestiniens, il représente les ténèbres du présent. Ces cinq dernières années, sa présence menaçante a toujours été au cœur de l'entreprise de destruction systématique de tout ce qui faisait la trame civique et politique de notre société. Le moment précis, en 2000, où Ariel Sharon s'est rendu au Haram el-Charif (le Mont du Temple) pour déclencher le chaos qui devait le ramener au pouvoir, ce moment précis définit mieux que tout autre sa nature, celle d'un conquérant implacable.

Avec le retour de cet homme, nous étions perdus : impossible d'y assister passivement, de ne pas opposer une résistance de tous les instants au sort qu'il nous préparait. C'est pour cela que je me suis remobilisée, que j'ai refait de la politique. Ayant vécu à Beyrouth avec ma famille et mes amis, ayant travaillé, combattu et survécu pendant l'invasion israélienne du Liban dirigée par Ariel Sharon durant le printemps et l'été 1982, je ne me faisais aucune illusion. Et de fait, en février 2001, trois jours après avoir été nommé premier ministre, il déployait en Cisjordanie et à Gaza ses sinistres talents, terrifiant écho de ses pratiques au Liban vingt ans plus tôt : l'assassinat et la destruction des combattants, des groupes de défense locaux, des camps de réfugiés. Des femmes, des enfants, des jeunes gens tués ; nos bâtiments démolis ; nos institutions, nos archives, nos oeuvres d'art saccagées. Et, bien sûr, nos dirigeants encerclés et assiégés.

Il pensait qu'en détruisant notre chef il détruirait nos aspirations collectives à la liberté et à l'indépendance de la Palestine. Il avait de notre destin une vision d'apocalypse. Pour nous, ce n'était pas un homme politique ordinaire, encore moins un homme d'Etat blanchi sous le harnais. Il incarnait l'esprit d'aventure et de conquête militaire à l'état pur — rien de "discutable" chez lui, rien d'opaque dans ses mobiles. Avec lui, pas d'ambiguïté. Ses pratiques, ses buts, ses intentions s'étalaient au grand jour. Chaque Palestinien, homme, femme ou enfant, vivait ou mourait sous l'emprise de cette vision, et chacun la comprenait parfaitement.

Mais dans la nouvelle guerre lancée par M. Sharon contre notre peuple, ma génération, celle de 1982, s'est trouvée plus éclatée, repoussée plus loin aux quatre coins du monde, impuissante à faire quoi que ce soit d'utile, plus affaiblie que jamais. Pour ceux qui avaient combattu dans les précédentes batailles et avaient survécu, son retour ne faisait pas seulement resurgir les spectres de cette époque terrible et le souvenir de la mort de tant de nos amis. Il modifiait toutes nos perspectives, nos chances, nos motivations.

Ariel Sharon a marqué nos vies, que nous soyons jeunes ou vieux, en exil ou dans une prison de l'occupant israélien. Il est l'emblème de notre condition : pire, il est le poing qui nous écrase. Encore aujourd'hui, quand il apparaît à la télévision, je suis obligée de détourner le regard — nul autre ne provoque chez moi un tel malaise. Je sais que d'autres Palestiniens partagent ce sentiment où qu'ils se trouvent, surtout les survivants des massacres de Sabra et Chatila. N'oublions pas que la responsabilité de M. Sharon a été reconnue même par la justice israélienne, en l'occurrence la Commission Kahane, qui avait préconisé de lui interdire à l'avenir toute fonction officielle. Il voulait à tout prix nous empêcher de construire un cadre national : il a donc cherché à nous réduire à une série de groupuscules et factions concurrents, inorganisés ou claniques, piégés dans un espace confiné et morcelé. Sans relâche, il a oeuvré à cet appauvrissement de la vie publique et privée de notre peuple.

Il s'est servi de toutes les armes de la domination militaire : l'assassinat, l'incarcération, l'invasion. Le sort qu'il nous réservait, c'était un monde anarchique à la Thomas Hobbes : déstructuré, violent, apathique, sous la férule de milices, gangs, extrémistes et idéologues de tout poil, une société éclatée entre, d'un côté, des tribus ethniques et religieuses et, de l'autre, des collaborateurs cooptés. Regardez l'Irak d'aujourd'hui. C'était cela le projet qu'Ariel Sharon nourrissait pour nous, même s'il n'est pas tout à fait parvenu à le réaliser.

Il se moquait de Gaza, qui n'était qu'un pion militaire dans son jeu. En s'en retirant, il s'est assuré le contrôle incontesté de la Cisjordanie (ce qui avait toujours été son but). Nous autres Palestiniens, nous voyions à quel point il comprenait les Occidentaux et savait les manoeuvrer avec une habileté presque magique. Il testait sans cesse leurs réactions face à ses violations manifestes du droit international : est-ce que ça passerait, est-ce que les Etats-Unis diraient stop ?

J'avais eu l'occasion d'observer cette tactique jour après jour pendant l'invasion du Liban en 1982 depuis Beyrouth assiégé, en proie aux flammes. Chaque fois, il rompait le cessez-le-feu, il trahissait les promesses faites aux Américains. Nous, l'autre terme de l'équation, nous espérions toujours la protection internationale, une intervention qui nous sauverait de lui. Combien de fois, ces dernières années, n'a-t-il pas rompu le cessez-le-feu à Gaza soit par un assassinat ciblé, soit par une attaque aérienne, soit par un raid militaire tuant des dizaines de civils pour inciter le Hamas à répliquer en Israël ? Ses schémas étaient gravés dans la pierre, une pierre attachée à notre cou.

Ces dernières années, je suis retournée plusieurs fois au camp de Chatila où j'avais vécu si longtemps. Il y a vingt-trois ans, l'OLP avait été évacuée de Beyrouth à la fin du siège, non sans avoir obtenu des garanties internationales sur le fait que les camps de réfugiés seraient protégés des milices fascistes. Au lieu de quoi Ariel Sharon a envahi Beyrouth, a encerclé les camps de réfugiés et a ordonné à ses troupes d'éclairer le ciel nocturne pendant que les milices libanaises accomplissaient leur besogne au couteau, à la hache, au fusil, pendant des jours et des jours. Il les a laissées entrer par bus entiers, en interdisant aux Palestiniens de sortir.

J'ai beaucoup parlé de ces journées avec des amis qui ont survécu et qui sont aujourd'hui en exil en Europe du Nord. Ce que cela signifiait d'avoir été évacué pour obéir aux ordres, et d'être resté piégé dans les camps. Ceux qui sont restés en arrière après le départ des combattants, ceux-là ont su qui était Ariel Sharon.