« Quatre-vingts », la langue française a une manière très particulière d’écrire ce nombre « quatre-vingts », quatre fois vingt comme si, d’emblée, il nous faisait y lire quatre générations avec un tiret qui les lie. Quatre générations donc sont passées depuis la découverte du camp d’Auschwitz et, à mesure que le temps passe, les rescapés tirent leur révérence un à un dans un souffle qui, même s’il s’étire, ne s’oublie pas.
Ils ont eu du mal à parler, d’abord parce que, ont-ils dit, on ne les écoutait pas, sans doute aussi parce que ce qu’ils avaient à dire était de l’ordre de l’indicible, parce que voulant épargner leurs proches, ils souhaitaient reconstruire. « Au silence d’Auschwitz », selon l’expression du philosophe André Neher (auteur du livre L’Exil de la parole, Seuil, 1970), a succédé un autre silence, celui de l’après-Auschwitz.
Puis est venu le temps de la parole, le temps du témoignage, encore vivant, pour les quelques survivants qui restent encore vivants. Alors ils ont parlé, ils ont dit, ils ont raconté et, de manière intarissable, ils ont transmis à des jeunes et moins jeunes générations pour que jamais cela ne se reproduise, pour que l’on n’oublie pas.
Se souvenir
Je me souviens d’Odette qui disait de sa voix fine et nette qu’elle ne haïssait pas les Allemands, qu’une Allemande l’avait cachée et sauvée, et que, dans la plus grande noirceur des camps, elle s’était dit que, jamais, on ne lui prendrait sa capacité à rêver.
Je me souviens de Yakob (Jacob) qui racontait comment, au beau milieu de la tourmente, de la « catastrophe » – c’est ce que le mot « Shoah » veut dire –, ses camarades et lui avaient collecté quelques bouts de pain dans une casquette pour qu’un jeune chantre puisse, au bout de sa voix et de son souffle, chanter la prière de Kippour, le kol nidrei.
Je me souviens du texte de Viktor Frankl (1905-1997) et de sa leçon du camp : « Tout peut être pris d’un homme sauf une chose, la dernière des libertés humaines : choisir son attitude dans n’importe quelle circonstance, choisir son propre chemin » (Découvrir un sens à sa vie, J’ai lu, 2013 ; Man’s Search for a Meaning, 1985).
Je me souviens de cet homme dont on disait que, chaque jour, devant le Mur occidental du Temple de Jérusalem, il levait un verre à la vie en disant : « Lehaïm ! » [« à la vie ! »]. Et lorsqu’on lui demandait ce qu’il fêtait, il répondait : « Je suis un survivant d’Auschwitz, chaque jour que je vis est pour moi une fête. »
L’histoire nous oblige
Si ce jour-là, ils sont sortis d’Auschwitz, Auschwitz n’est jamais sorti d’eux. Les images les hantaient toutes les nuits. Ne pas oublier pour que cela ne se reproduise pas, c’est tirer les leçons de l’histoire. C’est ce que l’humanité peut faire en hommage à ces six millions de juifs, à ceux qui ont été assassinés parce que juifs, sans oublier les résistants, les Tziganes et les homosexuels, toutes les victimes du nazisme.
L’idéologie n’est malheureusement pas éteinte. Le monstre resurgit dans le négationnisme et les mouvements extrémistes et terroristes qui séduisent par leur désir d’éradiquer la différence, de vivre dans un monde rayé en noir et blanc et non baigné de couleurs.
Alors, en ce quatre-vingtième anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, ne laissons pas le silence s’installer face à toute forme de négation de la dignité humaine. Enseignons l’histoire, les mécanismes des totalitarismes, ne laissons pas la « banalisation du mal » se chuchoter impunément dans les mots.
Pour eux, pour ce qu’ils ont vécu, soyons vigilants. Et que cette libération soit toujours le signe d’un espoir infini que le mal peut prendre fin, que, si la volonté est là, « le printemps refleurira ». L’histoire nous commande, l’histoire nous enjoint, l’histoire nous oblige, l’histoire porte en elle l’espérance de temps meilleurs.
Pauline Bebe est rabbine à la Communauté juive libérale d’Ile-de-France (CJL) depuis 1995. Elle est notamment l’autrice du Cœur au bout des doigts (Actes Sud, 2018) et de Saisir le merveilleux dans l’instant (Le Passeur, 2024).