Simone qui disait toujours “non”

Dans ce salon bourgeois du 7e arrondissement à Paris, Simone Veil se tenait droite comme un i dans un fauteuil d’époque, un chignon noué ultraserré. Pourtant l’on était frappé avant tout par son teint pâle, si pâle. Le moment était à l’évidence solennel pour qu’elle prenne la parole avec tant de force.

La veille, le 28 octobre 1978, l’hebdomadaire L’Express avait publié un long (et obscène) interview de Louis Darquier de Pellepoix (1897-1980), « commissaire aux affaires juives » sous le régime de Vichy. Le vieillard malfaisant avait utilisé une formule provoquant aussitôt émotion et scandale, amplifiés par la ronde médiatique, décuplés par le prestige de l’émetteur, L’Express, au summum de sa puissance, de son influence titrait en couverture : « A Auschwitz on n’a gazé que des poux ». Voila qui renforçait et donnait un écho à l’offensive des négationnistes et de leur chef de file, Robert Faurisson. Après s’être longtemps interrogée – Darquier en valait-il seulement la peine ? – elle décida donc de répliquer dans Le Matin de Paris.

Darquier, ce salaud

Qui, précisément, ce jour-là, prenait avec autant de force la parole ? Non pas Simone Veil, la ministre la plus populaire de la République, non pas l’égérie nouvelle des Français, celle qui incarnait ce qu’il y eut de mieux, d’enthousiasmant, dans ces années Giscard, une capacité à la modernité. Non, celle qui s’exprimait ce jour-là avait pour identité véritable Simone Jacob, jeune fille déportée à Auschwitz à 17 ans, qui s’était promis là-bas, au camp, de ne plus jamais consentir au silence.

C’est ainsi, parce que Darquier, ce salaud, avait une nouvelle fois sévi, que nous avons entamé, elle et moi, ce long, patient et difficile dialogue à propos de la déportation. Je profitais d’un voyage en Italie où je l’accompagnais recevoir une décoration prestigieuse pour lui confier : « J’ai parlé bien plus avec vous d’Auschwitz qu’avec ma mère elle aussi déportée. » Elle me répondit : « J’ai parlé bien plus d’Auschwitz avec vous qu’avec mes fils. »

Du camp, elle était sortie déterminée, capable de retrouver la vie – le bonheur, ce n’était pas certain –, la vie d’une amoureuse et d’une mère, disposée à tout assumer, la nécessité du témoignage et, fréquemment du combat, en conséquence de quoi rien, jamais plus, ne la contraindrait à reculer. Simone, l’indomptable, qui jamais n’a plié, sous quelque joug que ce soit.

Le malheur, l’autre marque de sa vie

Son père, André Jacob, lui aussi déporté par les nazis, usa un jour de cette merveilleuse et si juste formule à propos de sa fille : « Simone, elle commence toujours par dire non.».Toute son existence, en effet, elle fut capable, quand il le fallait, quand cela se révélait indispensable, de dire « non », de rétablir la vérité, celle des persécutés. Personnage central de la grande bourgeoisie parisienne, elle ne les oubliera jamais, les persécutés, jusqu’au dernier jour, jusqu’au dernier souffle.

Alors, quelques indications éparses pour mieux comprendre, mieux entendre Simone Veil :

« Ne les croyez pas, tous ceux qui prétendent que, nous, les survivants, ne voulions pas parler. Ils nous ont interdit de parole, nous dérangions, nous perturbions le retour à la normale. Les “déportés politiques” étaient célébrés, choyés ; les déportés dits “raciaux” de mon genre, les juifs et les Tziganes, n’entraient pas dans les cases de la France gaullo-communiste. On exigeait de nous la discrétion, nous étions des gêneurs. Ce fut affreux, une nouvelle punition. »

A Auschwitz, Simone Jacob défia les règles communes. Il en fut d’ailleurs ainsi jusqu’à son dernier souffle. Au camp, le gaz et la déshumanisation. Elle échappa au premier ; elle aura vaincu la seconde : chaque jour, défiant ce principe intangible selon lequel à Auschwitz chacun lutte seul pour sa propre survie, elle prit soin de sa mère, Denise, et de sa sœur, Milou ; elle lutta pour améliorer leur quotidien, leur nourriture, elle les tint à bout de bras. A Auschwitz pourtant, personne « n’aidait » personne.

Denise s’éteignit lors de la « marche de la mort » quand les nazis évacuèrent le camp quelques jours avant l’arrivée des Soviétiques. Milou périt quelque temps après la guerre dans un accident de voiture sur une route en… Allemagne. Le malheur, l’autre marque de sa vie qui, au-delà de tous les honneurs, ne cessa jamais de la talonner. Elle prit la peine de le dissimuler avec le plus grand soin. Certains, qui eurent pourtant la chance de la croiser, de travailler sous ses ordres, de militer à ses côtés, se plaignirent qu’elle fut « difficile ». Oui, c’est cela, « difficile »… Les ignorants.

Un trio d’une rare efficacité

Quand Simone Jacob revint en mai 1945, elle se soigna quelque temps dans un sanatorium en Suisse. Un soir, pour se distraire, elle répondit à une invitation dans un consulat. Soirée mondaine, a priori élégante… Un diplomate, voyant le numéro tatoué sur son avant-bras, lui demanda avec le plus grand sérieux si c’était bien « celui du vestiaire » ?… Elle aurait voulu le gifler ; elle ne put que pleurer.

Jeune magistrate, elle rejoignit au début des années 1960, pendant la guerre d’Algérie, le cabinet du très gaulliste, très catholique et très réactionnaire ministre de la justice, Jean Foyer. Chargée des prisons, elle découvrit les traitements infligés aux militantes algériennes du FLN enfermées dans « nos » geôles : tortures, viols, malnutrition…

Elle ne s’autorisa jamais, cela va de soi, la moindre comparaison avec le camp, mais cette inhumanité infligée à des femmes, seraient-elles « ennemies », n’en était pas moins, dans son esprit et dans sa chair, insupportable. Elle entama aussitôt un combat ô combien difficile pour améliorer la condition de ces prisonnières politiques, obtenir notamment leur transfert en métropole. Les combattantes algériennes lui en furent à jamais reconnaissantes.

Pour convaincre Jean Foyer, elle travailla main dans la main avec une magistrate de « droite », Marie-France Garaud, et une avocate de « gauche », Gisèle Halimi. Un trio d’une rare efficacité. Ensemble, elles obtinrent satisfaction et cet épisode rappelle à quel point féministe, Simone Veil l’a toujours été au tréfonds d’elle-même, depuis l’enfance, depuis qu’elle eut découvert que son père avait interdit à sa mère de travailler…

« Pire que les nazis »

A l’Assemblée nationale, en novembre 1974, des hommes, des députés, membres de sa « famille » politique, qui, parce qu’elle présentait et défendait le texte légalisant l’interruption volontaire de grossesse, l’accusèrent d’être « pire que les nazis ». Elle resta digne, capable de ne point répliquer, de poursuivre sa tâche, jusqu’au vote, s’appuyant sur la solidarité sans faille du premier ministre de l’époque, Jacques Chirac. A nouveau, au bout de la nuit parlementaire et à bout de force, elle s’effondra. Par la suite, ces contempteurs prétendirent ensuite qu’ils ne « savaient pas ». Elle ne leur accorda jamais son pardon.

Une dernière remarque. Souvent je la questionnais sur un point qui, dès nos premières conversations, m’avait laissé interloqué, je ne comprenais pas, je ne la comprenais pas : comment, au lendemain d’Auschwitz, fut-elle capable d’en appeler aussitôt à une réconciliation avec l’Allemagne et les Allemands ?

Etonnée de cette interrogation, elle ne varia jamais, fournissant toujours la même explication : « Nous n’avons pas le choix, nous devrons vivre à nouveau ensemble. Ensemble, vous m’entendez ? » L’Europe d’aujourd’hui, celle des populismes déchaînés et des nationalismes étriqués provoquerait la rage de Simone Veil. Cette Europe rabougrie l’aurait chagrinée, comme si rien n’avait servi à rien, tant d’engagements, de luttes, de combats.

Au camp, une jeune fille, Simone Jacob, avait compris que vivre, c’était choisir et persévérer. Simone Veil, elle, ne fera que poursuivre le chemin ainsi tracé.

Maurice Szafran est l’auteur de Simone Veil. Destin, Flammarion, 1994.

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