Slobodan Milosevic, nuisances d'outre-tombe

Jacques Amalric (LIBERATION, 16/03/06):

ême mort mais pas encore enterré, Slobodan Milosevic reste une nuisance. Non seulement l'ancien apparatchik communiste, transmuté en chantre du nationalisme ethnocide, a échappé à ses juges, mais il a encore réussi par sa mort, volens nolens, à porter un coup à une justice internationale qui n'en finit pas de se chercher. Sa disparition, enfin, si elle n'a pas soulevé pour l'instant une vague d'émotion dépassant le cercle des nostalgiques de la Grande Serbie, risque cependant de renforcer durablement les deux forces politiques qui freinent de tout leur poids l'arrachage de la Serbie à ses démons d'hier. Les négociations sur l'avenir du Kosovo, qui se sont ouvertes le mois dernier à Vienne et qui ont déjà été compromises par la mort du président kosovar Ibrahim Rugova, et le référendum sur l'indépendance du Monténégro, qui doit avoir lieu le 21 mai prochain, pourraient en faire les frais. Pour ne rien dire de la remise avant le 5 avril au Tribunal de La Haye, exigée par l'Union européenne pour la poursuite des négociations d'association menées avec la Serbie, des deux criminels de guerre majeurs qui courent encore, Ratko Mladic et Radovan Karadzic.

«La mort de Milosevic représente pour moi une défaite totale», a déclaré, sans doute sous le choc, à la presse italienne, Mme Carla Del Ponte. Plutôt que de s'étendre sur ses états d'âme, la procureure du Tribunal international, qui a ensuite déclaré au Monde que son tribunal «doit ressusciter parce que, maintenant, il est dans le coma», aurait mieux fait de s'interroger sur deux faits : le fonctionnement de la prison de Scheveningen à La Haye(qui dépend des Nations unies) et sa propre gestion de l'interminable procès de Slobodan Milosevic (il s'est ouvert le 12 février 2002).

Deux décès en une semaine pour une prison modèle qui n'abrite que quelques dizaines de prisonniers, c'est beaucoup. C'est pourtant ce qui est arrivé à la prison de Scheveningen dont les pensionnaires jouissent de facilités exceptionnelles. Six jours avant qu'on ne retrouve Milosevic mort dans sa cellule, c'est un autre détenu qu'on avait découvert pendu : Milan Babic, l'ancien leader des extrémistes serbes de Croatie, qui avait été condamné à treize ans de prison en première instance. Une peine ramenée à deux ans seulement, en appel. Repentant, Babic avait témoigné contre Milosevic et était en train de récidiver contre un ancien leader des Serbes de Croatie. Il ne fait pas de doute que le laxisme qui règne à Scheveningen, et qu'on explique par le souci de ne pas faire des martyrs, mérite révision. Surtout s'il apparaît que Milosevic en a profité pour se procurer des médicaments contre-indiqués dans l'espoir d'altérer son état de santé afin de favoriser sa demande de liberté provisoire pour se faire soigner à Moscou.

En choisissant de juger Milosevic pour des crimes commis à des époques différentes et sur des théâtres différents (en Croatie, en Bosnie et au Kosovo), Mme Carla Del Ponte a certainement voulu donner satisfaction aux proches de toutes les victimes de l'ultranationalisme serbe. On peut la comprendre. Mais, en mêlant trois conflits qui ne se ressemblent pas et en accumulant ainsi soixante-six chefs d'inculpation, elle a aussi choisi l'extrême difficulté. D'autant que les preuves matérielles de la responsabilité de Milosevic sont rares, ce qui implique la nécessité d'avoir recours à de très nombreux témoins (trois cent cinquante ont défilé à la barre). La procureure s'exposait d'autre part au reproche de rétroactivité, sauf pour les crimes du Kosovo, le Tribunal pénal n'ayant été créé par une résolution du Conseil de sécurité qu'en mai 1993.

La pugnacité de Milosevic et l'exploitation de son état de santé ont fait le reste : un procès interminable, se traînant à raison de trois audiences par semaine (quand il n'était pas purement et simplement suspendu pour raisons médicales), avec un accusé refusant des avocats, se défendant prétendument seul mais bénéficiant de l'assistance de juristes serbes, autorisé à se lancer dans d'interminables diatribes politiques n'ayant rien à voir avec les faits qui lui étaient reprochés. Ne s'en est-il pas vanté un jour : «Je saisirai toutes les occasions de m'adresser à l'opinion publique au sujet des crimes perpétrés contre mon pays. Moi, je ne suis pas intéressé à la procédure, je veux répliquer à cette attaque perpétrée contre mon pays et contre mon peuple» ? Sans que les juges, pourtant plusieurs fois mis en garde par le substitut contre les manipulations de l'accusé, y trouvent trop à redire.

Le procès de Slobodan Milosevic aurait dû se terminer avant la fin de l'année, soit sept ans après les pires crimes commis au Kosovo mais quinze ans après les premières atrocités perpétrées en Croatie. Des dizaines de procès d'inculpés serbes, croates, bosniaques et albanais sont encore à venir. Combien de temps, sans parler des cas Mladic et Karadzic, cela prendra-t-il ? Plusieurs années au moins.

Le procès de Nuremberg, jugé trop long à l'époque, avait suivi la défaite du Reich. Quinze ans après celle-ci, soit au début des années 60, la RFA (mal) dénazifiée, n'en avait pas moins retrouvé sa respectabilité internationale.