Soixante ans après le traité de Rome, deux Europe se font face

L’année du soixantième anniversaire du traité de Rome de 1957 instituant la communauté européenne sera cruciale : c’est clair maintenant, deux projets européens se font face. Celui des Lumières et celui d’Orban. Depuis six décennies (sept avec la CECA), la construction européenne décline, dans la réalité géographique du monde tel qu’il est, l’utopie kantienne de la paix perpétuelle entre républiques dont le philosophe des Lumières avait énoncé les conditions de possibilités et les principes de réalisation.

Le contre-projet européen est celui de Viktor Orban. Le dirigeant hongrois, tel un Dark Vador de l’Union européenne, construit avec un sombre éclat son personnage de leader du côté obscur de la force européenne. Renouant avec cette tradition européenne des anti-Lumières qu’on croyait durablement marginalisée depuis 1945, Orban théorise avec talent cette évolution et propose à tous un contre-modèle : la « démocratie illibérale ».

Comme dans le projet d’esprit kantien, l’union fait la force aussi dans le projet illibéral. Mais c’est une union devant être mise au service d’une solidarité des nations européennes ethniquement homogène, que menacent le multiculturalisme, les mouvements migratoires, le commerce mondial, les pauvres, les Roms, les musulmans, les juifs, l’individualisme, les libertés, l’esprit critique.

La doctrine d’Orban prend, non le visage d’une hiérarchisation et d’un projet d’asservissement des peuples et des nations caractéristique du nationalisme, mais celui d’une séparation rigoureuse d’avec l’Autre. La crise migratoire révèle ainsi l’utilisation, par plusieurs partis qui gouvernent ou qui aspirent à le faire, d’une représentation ethnique et essentialiste de la nation, et et d’une vision culturaliste de l’Union européenne (UE).

« Choc des civilisations » contre « paix perpétuelle »

Or, cet entre-soi se définit par un territoire à plusieurs échelles, dont l’une est clairement, comme chez les démocrates et dans la géopolitique kantienne, le territoire européen, c’est-à-dire cet espace partiellement mutualisé entre Européens par une vie politique et des politiques communes comme la circulation facilitée des flux de biens, de services et la mobilité des personnes.

Mais cette mutualisation territoriale version Orban ne puise pas dans les principes kantiens ; elle ne s’embarrasse pas d’une norme politique démocratique et humaniste commune à l’organisation de l’espace des sociétés ; ni d’une concurrence non faussée et régulée par le droit comme principe d’organisation du territoire ; elle promeut une vision ségrégée, oligarchique et oligopolistique, ploutocratique et népotique, de l’espace comme du territoire.

Pour ces souverainistes du XXIe siècle que sont Orban et ses émules – dont Robert Fico en Slovaquie est la version de gauche et le trio Kazinski-Duda-Seydlo en Pologne la version ultra-conservatrice –, l’attachement exclusif au principe de souveraineté nationale se décline à géométrie variable : il est convoqué lorsqu’il s’agit de protéger l’absence de pluralisme, de concurrence, de contre-pouvoirs, d’opposition et de débat ; il ne l’est pas lorsqu’il s’agit d’insérer le territoire national dans ce territoire européen sans centre dominateur ni (sauf, hélas, la Grèce!) périphéries dominées qui permet d’être défendu face à un reste du monde dangereux et de développer l’économie.

Pas plus qu’eux, les Le Pen depuis la France, Wilders depuis la Hollande ou Salvini depuis l’Italie ne prônent la fin de l’UE. Il s’agit de la détourner au profit de leurs projets autoritaires et xénophobes, l’UE devenant une arme dans une vision géopolitique non pas kantienne du monde, mais huntingtonienne, du choc des civilisations. Tel est l’enjeu de la célébration du traité de Rome en 2017.

Par Sylvain Kahn, géographe et historien de l’Europe, professeur agrégé à Sciences Po. Il est l’auteur de « Géopolitique de l’Union européenne » (Armand Colin, 2007).

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