Sortons l'enseignement de sa "bulle"

Aux Etats-Unis, comme en France, une vague de critiques submerge la recherche et l'enseignement en économie. Paul Krugman, Prix Nobel 2008, assure que la macroéconomie est progressivement tombée dans un "âge sombre" : même les théories les plus "farfelues" peuvent, si elles sont "intégrées dans des modèles mathématiques ingénieusement construits", en venir à dominer l'enseignement de cette discipline. De même, pour Patrick Artus, "la macroéconomie, depuis quelques années, est devenue une science formelle sans rapport avec la réalité" (Le Monde du 10 septembre). Quant à Brad DeLong, de l'université de Berkeley, il n'hésite pas à parler de l'"effondrement intellectuel" d'une partie des institutions de l'économie dominante, dont la principale conséquence est qu'une partie des économistes censés fournir des réponses aux questions que pose la crise sont incapables de faire avancer le débat en raison de leur ignorance de l'histoire des faits et de la pensée économique.

A l'inverse, les économistes cherchant à expliquer cette crise accordent une place essentielle aux faits, notamment à l'étude détaillée des crises passées, dont ils cherchent à tirer les leçons... Les tentatives d'explication et de prédiction mobilisent un certain nombre de comportements et de raisonnements de base, que chacun peut comprendre. Interrogé en juin sur ce qu'il dirait à un étudiant commençant un cursus d'économie, Paul Samuelson, l'un des pères de l'économie mathématique, répondait : "Je dirais, et c'est sûrement un changement par rapport à ce que j'aurais dit lorsque j'étais plus jeune : ayez le plus grand respect pour l'étude de l'histoire économique car il s'agit du matériau d'où proviendront toutes vos conjectures et tous vos tests."

Les explications s'appuient forcément sur des hypothèses et des théories. Lesquelles ? Celles de Keynes, de Marx et, dans une moindre mesure, de Minsky, de Galbraith ou de certains régulationnistes, se révèlent ici plus pertinentes que la théorie dominante. Très rares sont d'ailleurs les économistes qui se référent aux théories les plus récentes de la macroéconomie ou de la microéconomie pour expliquer la crise.

Ce sont pourtant ces théories qui constituent le coeur de l'enseignement en économie. Leurs modèles saturent les revues académiques et ils sont à l'origine de la plupart des médailles et prix que la profession s'attribue. Ultime paradoxe, à l'heure où la plupart des économistes cherchent à se faire passer pour des keynésiens, la "macro-économie keynésienne" n'obtient que quelques heures en tout début de cursus.

Un manifeste resté lettre morte

Il existe donc un gouffre entre ce que les économistes enseignent et célèbrent, et ce qui est utile pour analyser nos sociétés. Ce constat n'est pas nouveau. En mai 2000, le "manifeste pour une réforme de l'économie" dénonçait déjà cette situation (voir le site www.autisme-economie.org). Ce mouvement était rapidement devenu international. Les politiques avaient été interpellés. A la demande de Jack Lang, ministre de l'éducation nationale d'alors, un rapport avait été rédigé par Jean-Paul Fitoussi. Il est, en bonne partie, resté lettre morte.

Le manifeste demandait notamment que l'enseignement de l'économie accorde une plus grande importance à l'histoire des faits et des théories, y compris les plus récentes. L'euphorie qui régnait avant la crise n'en était-elle pas un signe avant-coureur, que les économistes auraient pu mieux décrypter s'ils avaient été plus familiers avec l'histoire des crises et des théories qui essayaient de les expliquer ? Avec le recul, la macroéconomie apparaît surtout comme une suite de théories dont la logique a plus à voir avec l'air du temps - en fonction du rapport de forces entre partisans et ennemis de l'intervention de l'Etat - qu'avec un quelconque progrès.

Si nos recommandations avaient été adoptées, les économistes auraient sans doute été moins surpris de voir ces banques prendre en pension des actifs douteux, ouvrant la voie à une création monétaire loin des canons admis dans les manuels et des théories ayant valu le prix Nobel d'économie à leurs auteurs. Enfin, l'énergie consacrée à des exercices stériles dans le cadre de ce qu'on appelle la micro-économie, serait mieux utilisée à l'étude des relations marchandes telles qu'on peut les observer dans une perspective pluridisciplinaire. Telles sont quelques-unes des pistes pour que l'enseignement en économie sorte enfin de son "autisme". La crise économique aura-t-elle au moins le mérite d'y contribuer ?

Emmanuelle Bénicourt, université de Valenciennes; David Cayla, université d'Angers; Ozgur Gun, université de Reims; Pauline Hyme, université Lille-I; Philippe Légé, université d'Amiens; Ioana Marinescu, université de Chicago; Gilles Raveaud, université Paris-VIII; Damien Sauze, université de Dijon, maître de conférences en sciences économiques; Arthur Jatteau, EHESS; Godefroy Clair, université Paris-XIII;   Baptiste Françon, université Paris-I;  et  Thomas Roca, université Bordeaux-IV, doctorant en sciences économiques.