Sous «la capitale du califat», une ville et ses habitants invisibles

Des Raqqaouis au camp de réfugiés d’Aïn Issa, au nord, en mai. Photo Rodi Said. Reuters
Des Raqqaouis au camp de réfugiés d’Aïn Issa, au nord, en mai. Photo Rodi Said. Reuters

Le rond-point Al-Naïm, une des places centrales de Raqqa avec sa fontaine et l’un des plus vieux cafés de la ville, a acquis une triste célébrité mondiale. C’est là que les hommes de Daech ont fêté, en juin 2014, la proclamation du califat. Les images de barbus hilares conduisant des blindés à tombeau ouvert autour de la place ont fait le tour du monde. Peu de temps après, ce même lieu devenait un théâtre d’horreurs : c’était le principal site des exécutions. Les têtes coupées y étaient exhibées en haut de piques pour terroriser les passants, souvent forcés d’assister à ce festival de sadisme. Devenu le symbole de «la capitale du califat», ce rond-point a été choisi par les nouveaux vainqueurs des Forces démocratiques syriennes (FDS) pour commémorer la défaite des jihadistes, le 20 octobre dernier. On a alors vu les mêmes images de blindés roulant autour de la place tandis que les hommes du Parti de l’union démocratique kurde (branche syrienne du PKK) brandissaient un portrait de leur chef, Abdullah Ocalan, au milieu des décombres.

Ce rond-point où ont eu lieu les deux scènes festives est présenté comme la place forte de Daech, plutôt que comme le carrefour d’une ville moyenne, avec ses maisons, ses magasins, ses restaurants en ruine. On ne voyait aucun habitant ni passant à côté des combattants victorieux, comme si la capitale du califat n’était pas peuplée. Désertée après des mois de batailles, elle semblait n’avoir jamais été habitée. Ce n’était pas Raqqa mais un produit politico-médiatique né de la colonisation par Daech, puis de l’assassinat mondial symbolique de la ville qui n’a jamais été belle sur le plan architectural mais était construite et habitée par 220 000 personnes. Sans compter de nombreux réfugiés des autres régions syriennes. Prise en otage, la ville de Raqqa a été enfermée dans la case capitale du califat. Puis la guerre contre le terrorisme est venue la détruire ainsi que ses occupants.

Depuis l’apparition du spectre Daech au printemps 2013, puis son évolution en phénomène mondial, l’image de la capitale du califat avec ses hommes masqués et armés, leurs exactions et exécutions, a écrasé celle de Raqqa comme ville. Ses habitants sont les premières victimes d’un groupe criminel ultra-violent qui s’est imposé à eux par une terreur paralysante. On ne les a jamais reconnus comme des victimes du terrorisme au même titre que ceux qui sont tombés dans les attentats commis par Daech dans plusieurs villes européennes. D’ailleurs on n’a jamais reconnu leur existence même. Ils sont invisibles en tant qu’êtres humains. Le monde ne sait rien de leur vie ou de leur histoire, ni combien d’entre eux ont été victimes du terrorisme de l’Etat islamique. On ne parle pas des centaines de Raqqaouis disparus aux mains de Daech, ni du combat qu’ils ont mené contre le groupe terroriste aussi bien avant qu’il ne prenne le contrôle de leur ville début 2014 que par la suite. On ignore que l’EI ne s’est pas contenté de tuer ou de faire disparaître ses opposants dans la ville, mais qu’il a poursuivi des jeunes militants jusqu’en Turquie, pour assassiner plusieurs d’entre eux.

Dès lors que Raqqa n’existe pas face à la capitale du califat, ses habitants sont invisibles ou apparaissent au meilleur des cas comme un ensemble passif sans histoire, sans dignité, sans droits ni statut. Ils n’ont même pas été reconnus comme participants possibles à la guerre contre le terrorisme de Daech qui a anéanti leur société. Ils n’ont pas été consultés, ni associés à la moindre décision ou à l’organisation de la bataille. Indignes de confiance, ils ont été traités comme un potentiel «environnement accueillant» pour les jihadistes. Cette négation ne s’est pas limitée à la dimension politique, elle s’est reflétée dans le traitement humain de base des Raqqaouis. Ainsi, alors que les préparatifs militaires et de renseignement en vue de la bataille contre la capitale du califat ont commencé un an avant le lancement de l’offensive, rien n’a été prévu pour venir en aide aux dizaines de milliers de déplacés probables, représentant l’un des plus grands exodes du conflit syrien. La ville a été bombardée aveuglément par l’aviation et l’artillerie sans aucun souci pour les civils qui sont morts par milliers. On ne saura probablement jamais le nombre exact de victimes parce que personne ne s’y intéresse. Il suffit de voir les images de la dévastation diffusées par les forces victorieuses pour se rendre compte que les obsédés par la destruction de la capitale du califat ne se sont pas préoccupés un instant de limiter la tuerie des habitants de Raqqa ou de la destruction de leur ville.

Les Raqqaouis ont ainsi été successivement les victimes de la capitale du califat, puis de la guerre pour l’anéantir et dernièrement de la couverture médiatique de la bataille. Les médias internationaux se sont intéressés aux histoires exotiques des utopistes européens qui ont tout abandonné pour venir combattre au côté des milices kurdes, comme des exemples contre-jihadistes, bien plus qu’aux nouvelles des morts et des déplacés syriens. On n’a presque pas vu de reportage sur la situation des dizaines de milliers de réfugiés raqqaouis. Personne ne s’est préoccupé de leur retour possible chez eux, dans les ruines de la capitale du califat. Aucun effort n’a été fait pour découvrir le sort des centaines de disparus sous Daech. On sait que dans la zone d’Al-Houta, au nord de Raqqa, contrôlée depuis deux ans par les FDS soutenues par les Américains, l’organisation terroriste a dissimulé de nombreux corps. Même chose dans les bâtiments de la ville transformés en prisons par Daech. On a pu voir les images des combattants des FDS pénétrer dans ces locaux et disperser leur contenu sans penser recueillir des indices sur les disparus dans ces geôles, qui ont des familles vivant dans l’angoisse depuis plusieurs années.

L’attente de nouvelles fait partie aujourd’hui de l’identité des Raqqaouis. Ils veulent savoir ce que sont devenus leurs proches coincés derrière les lignes de feu ou ce qu’il va advenir des ruines de leur ville. Comment les conditions minimales du retour de la vie seront-elles assurées ? Y a-t-il, dans les milieux internationaux, quelqu’un qui se préoccupe de ce retour ? La région pourrait-elle être livrée au régime de Bachar al-Assad maintenant que Daech en a été chassé ? Face à de telles interrogations, la question d’une enquête sur des crimes de guerre commis par les FDS ou la coalition internationale, venus s’ajouter aux horreurs vécues par les Raqqaouis sous le joug de Daech, paraît tout à fait imaginaire, voire tragiquement drôle. Restée invisible au regard du monde sous la capitale du califat, la ville de Raqqa est aujourd’hui inexistante après la chute.

Yassin Swehat, journaliste syrien originaire de Raqqa, responsable du magazine en ligne «Al-Jumhurya». Traduit par Hala Kodmani.

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