Avec ses 8 375 victimes recensées, le génocide de Srebrenica, commis en juillet 1995, est devenu la référence du crime de masse et de l'indignité à ne pas reproduire. Quitte à le banaliser quand une population en est menacée (comme c'est le cas depuis des mois en Syrie), les politiques répètent : "Nous ne laisserons pas un nouveau Srebrenica se reproduire."
Lors de la 20e commémoration du début de la guerre en Bosnie - le 6 avril 1992, quand les forces de Radovan Karadzic mitraillèrent des manifestants pacifistes dans Sarajevo -, force est de reconnaître qu'aucun massacre ne ressemblera plus à celui de Srebrenica : aucun n'oserait reproduire le déni, le "on ne savait pas, on ne pouvait pas savoir" des responsables occidentaux en 1995. Car tous savaient, et tous ont laissé faire : la dissolution des enclaves était la condition d'un accord de paix, imposée par Slobodan Milosevic.
Le négociateur américain Richard Holbrooke a reconnu en 2005 avoir "reçu l'ordre de sacrifier Srebrenica", avant de révéler que le donneur d'ordre était Anthony Lake, conseiller à la sécurité nationale sous la présidence de Bill Clinton. Et Alain Juppé, premier ministre en mai 1995, affirmait dix ans plus tard savoir "que les Serbes ne feraient pas de prisonniers", alors que les images filmées de Ratko Mladic - annonçant à la population terrorisée de Srebrenica que les hommes seraient séparés des femmes et des enfants - étaient diffusées sur les banques d'images internationales.
En Bosnie, c'est depuis 1992 que les obligations internationales incluses dans la Convention pour la prévention et la répression du génocide de 1948 étaient déniées par le Conseil de sécurité et par une hiérarchie onusienne aux ordres des cinq membres permanents (Chine, Etats-Unis, Russie, France et Royaume-Uni).
En Syrie, c'est la résolution onusienne du 14 septembre 2009 - qui confirme aux Etats membres leur "responsabilité collective de protéger les civils" contre le génocide, le nettoyage ethnique, les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre - qui est ignorée.
Après d'interminables gesticulations diplomatiques, les Russes et les Chinois affirmant leur soutien à Bachar Al-Assad et les Occidentaux leur vaine indignation, le ministre des affaires étrangères français, Alain Juppé, admet enfin que le dictateur syrien "nous mène en bateau". Bachar Al-Assad sourit aux caméras, acquiesce aux "progrès diplomatiques" proposés, sans freiner ses attaques meurtrières. Tous savent qu'il gagne du temps afin d'exterminer davantage.
A l'image des prétendues zones de sécurité instituées par l'ONU en Bosnie, l'idée de zones refuges est évoquée. M. Juppé hausse le ton et évoque des couloirs humanitaires, sans doute par nostalgie pour le plan Juppé-Kinkel, qui proposait en 1994 de relier par des appendices peu viables les enclaves bosniaques à une moitié de Bosnie dépecée.
Cerise sur le gâteau : Kofi Annan est convié par la hiérarchie onusienne et la Ligue arabe à sortir de sa retraite et à endosser le rôle d'émissaire international. Avant d'être nommé secrétaire général de l'ONU en 1997 - puis de se voir attribuer en 2001 un prix Nobel de la paix -, c'est en tant que sous-secrétaire général des Nations unies pour les opérations de maintien de la paix que Kofi Annan a calqué une inaction coupable, durant les génocides rwandais puis bosniaque, sur les directives des cinq membres permanents.
Et quand l'attaque décisive sur Srebrenica par les forces de Ratko Mladic, négociée fin mai 1995 à Belgrade, démarre début juillet, les responsables onusiens ont dans un même élan quitté le navire : le secrétaire général Boutros Boutros-Ghali ne reporte pas un voyage prévu en Afrique, son représentant civil passe le week-end du dernier assaut dans un festival de musique à Dubrovnik, quant à Kofi Annan, il rend visite à sa belle-famille en Suède.
Ils ne rentreront à New York ou à Zagreb qu'après la chute de l'enclave. C'est la hiérarchie onusienne, aux ordres des Occidentaux, qui choisit alors de ne pas évacuer la population, mais de l'abandonner à son bourreau, et de prendre ainsi le risque, plutôt que d'être accusée de complicité dans un nettoyage ethnique, d'être complice d'un génocide.
Combien de temps encore, à 10 000 victimes l'an, les Syriens visés devront-ils agoniser avant que les Etats membres de l'ONU agissent enfin selon leurs obligations internationales ?
Il est probable que d'ici là, après d'innombrables bains de sang, mystifications et impostures diplomatiques, de même que dans le tardif rapport onusien sur Srebrenica, nous entendrons Kofi Annan énoncer des paroles de contrition qui seront autant d'autoabsolutions.
Sylvie Matton, écrivaine, auteure de "Srebrenica, un génocide annoncé" (Flammarion, 2005)