Stop à l’uberisation de la société !

Depuis les premières joutes sur le projet de loi Thévenoud dès juin 2014, le feuilleton des transports urbains n’en finit plus de multiplier des épisodes à l’intrigue convenue. D’un côté, la corporation des taxis, horde patibulaire de grincheux moyenâgeux et malthusiens dont les fédérations ont réclamé à la société Uber, dès l’ouverture du deuxième acte de son procès pénal le 11 février, la bagatelle de 100 millions d’euros de dommages et intérêt ; de l’autre, les chevaliers blancs d’un nouvel ordre économique, Robin des bois high-tech de la plèbe des usagers, dont le service UberPop a permis à de simples quidams en quête d’emploi d’offrir à prix sacrifiés leurs talents de locomotion automobile de février 2014 à juillet 2015. Ce conte des ringards contre les modernes est d’autant plus séduisant que la société G7, reine rentière à la sorcellerie opaque, ne se transformera pas d’un coup de baguette magique en une Cendrillon des transports parisiens.

Sauf que le film des méchants archaïques contre les gentils «disrupteurs» est aussi creux qu’un blockbuster hollywoodien, vite vu, vite oublié. Il fonctionne à court terme, pour qui grogne de l’attente infinie d’un taxi le dimanche à 3 heures du matin dans la banlieue, mais ne tient guère la distance pour qui s’interroge sur le devenir de notre société et cherche des solutions durables à la crise que nous vivons.

Ne nous trompons pas de scénario : l’enjeu révélé par la série du moment n’est ni l’ardente nécessité du combat des start-up mondialisées contre les corporatismes franchouillards ni son exact inverse, à savoir l’obligation de défendre le capitalisme de vieux barons fatigués contre l’hypercapitalisme des seigneurs agiles du futur digitalisé. Non, l’enjeu qui devrait sauter aux yeux de tous les acteurs du débat est l’urgence à penser la société que nous voulons, puis à agir pour la construire.

Car pourquoi faudrait-il adouber «l’uberisation de l’économie» sans en interroger l’idéologie et les effets délétères à long terme ? Uber, qui ne déclare en France qu’une fraction de ses revenus grâce à un montage complexe d’évasion fiscale avec les Pays-Bas, les Bermudes et le Delaware, participe de la liquidation de nos structures sociales. Le court-circuit qu’il incarne menace ces fragiles équilibres entre la fiscalité, le droit social, la politique des transports, les investissements d’infrastructure au niveau local et le système de retraite. Pire : sa logique économique et sociétale préfigure l’avènement d’une jungle futuriste dont l’idéal de liberté a priori se monnaierait contre une précarisation généralisée de nos sociétés a posteriori. De fait, les plateformes comme Uber, Lyft et autres Amazon Mechanical Turk construisent leur prédation souriante sur une faible intensité capitalistique, peu d’infrastructures, un minimum d’employés salariés et des travailleurs indépendants ou des auto-entrepreneurs.

Le processus d’uberisation forme la vague originelle du tsunami de l’automatisation. Sa première conséquence, selon le rapport publié le 18 janvier par les pythies du Forum économique mondial de Davos, apôtres pourtant sans vergognes de la «quatrième révolution industrielle», serait une perte nette de 5 millions de jobs d’ici à 2020 dans les pays les plus industrialisés. Soit un constat sans appel, amplifié par plusieurs études depuis trois ans (Oxford, MIT, Institut Bruegel, cabinets Nesta ou encore Roland Berger), qui prédisent jusque 47 % d’emplois en moins à l’horizon 2025. Et cette lente mais inexorable extinction du monde salarié concerne non seulement des manutentionnaires d’entrepôt, des caissières de supermarché ou des camionneurs, mais aussi des juristes, des notaires, des journalistes, des acteurs du monde médical, etc. Pourquoi faudrait-il en effet utiliser des êtres humains pour des tâches facilement réductibles à des procédures formelles, que les robots et les algorithmes accompliront demain avec bien plus d’efficience dans notre économie des data ? La combinaison de la robotisation et des «big data», des algorithmes et des effets de réseau nous transforme d’ores et déjà en fossoyeurs involontaires du salariat. Bienvenue dans un monde enfin «flexible», dopé par la robotisation et le travail au compteur. Un monde où usagers et clients se notent en permanence, où chacun devient son propre Big Brother et où la régulation des acteurs de tous les marchés, de l’assurance aux transports urbains, se joue en mode automatique Big data plutôt que sur le registre de la loi ou de la confiance sans calcul.

Mais gare aux erreurs de perspective : ce monde-là n’est pas une fatalité. Le numérique nous donne en effet l’occasion de reconsidérer le travail non plus tel un emploi condamné à devenir toujours plus précaire, anxiogène et de l’ordre de l’auto-exploitation, mais dans le cadre d’un projet de société contributive dont ce même emploi serait un moyen parmi d’autres plutôt qu’une fin en soi. Une entreprise comme TaskRabbit crée certes de la valeur d’usage via sa plateforme de petits emplois à la demande, mais elle garde pour elle et ses actionnaires tous les bénéfices de sa valeur d’échange. A l’inverse, Loconomics est une coopérative détenue par ceux qui y proposent leurs services. Contre les plateformes de ladite économie du partage, qui n’en a que le nom, Trebor Scholz défend le «coopérativisme de plateforme», pour bâtir une société des communs au-delà des seules dimensions économique et financière.

Le chantier est immense et à engager d’urgence. A penser sur le temps long, il est politique au sens premier du terme. Il suppose de s’atteler aux métiers du futur, concernant tout autant les orfèvres des data pour utiliser et nous libérer des algorithmes que le soin aux personnes, sans besoin de la moindre machine ; de codifier le travail d’une façon à la fois très protectrice de notre art de vivre et beaucoup moins administrative qu’aujourd’hui ; d’interroger la mise en place d’un revenu d’existence suffisant, justifié de façon structurelle par le chômage numérique massif et la lente agonie à venir de l’emploi ; d’expérimenter l’extension du régime des intermittents dans la perspective d’une société réellement contributive, d’accession et de transmission des savoirs par tous et entre tous ; d’étudier une refonte de la fiscalité selon les principes de la taxe pollen, quitte à instaurer d’abord une taxe européenne sur les flux issus du Trading haute fréquence afin de financer le revenu universel.

A ces deux cauchemars opposés et en vérité complémentaires que sont l’uberisation intégrale de la société et le souverainisme protecteur du capitalisme d’antan, nous préférons la réalisation d’un rêve : imaginer, expérimenter, construire pas à pas une société plus libre et solidaire, préférant le désaccord fécond au décervelage, qu’il se joue à l’ancienne par la carotte et le bâton ou en mode high-tech par l’obéissance aveugle à de rutilantes mécaniques artificielles et augmentées.

Ariel Kyrou (Journaliste), Yann Moulier-Boutang (Essayiste), Bernard Stiegler (philosophe), Bruno Teboul (Directeur de l’innovation, de la recherche et du développement de Keyrus).

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