Stop au nettoyage ethnique au Kirghizistan

Ceux qui connaissaient l'existence du Kirghizistan, ce petit pays d'Asie centrale ex-soviétique, avaient l'image bucolique d'une sorte de Suisse, en plus haut (entre 4 000 et 7 000 mètres). Ou d'un pays en marche vers la démocratie, le seul bon élève de la région, accueillant aux organisations non gouvernementales (ONG) et aux aides généreuses de l'Occident, même si les régimes d'Askar Akaev (1990-2005) et Kourmanbek Bakiev (2005-7 avril 2010) avaient peu à peu fissuré l'image, laissant voir népotisme, corruption, autoritarisme.

Aujourd'hui, elle est souillée par un bain de sang. La chute de Bakiev, le 7 avril, dans la capitale, Bichkek, dans le nord, la paralysie du gouvernement provisoire qui a suivi, ont ouvert la voie, dans le sud, à une épuration ethnique bien éloignée des désordres "collatéraux" de la révolte du 7 avril, plongeant le sud du pays dans l'anarchie et le chaos. Le pire se produisit entre le 10 et le 14 juin, avec des pogroms visant quasi exclusivement la minorité ouzbèke, majoritaire dans le sud, en particulier dans les villes (Och, Jalal-Abad...).

Ils auraient fait environ 2 000 morts et au moins 400 000 réfugiés dans cette communauté évaluée auparavant à plus de 600 000 personnes, installées là de tout temps, en continuité avec les populations ouzbèkes du Ferghana limitrophe. Les réfugiés, qui allaient d'abord vers l'Ouzbékistan voisin, partent vers la Russie depuis que Tachkent a restreint l'entrée aux femmes et aux enfants. Depuis le "retour au calme" tout relatif, certains sont rentrés, mais beaucoup ne sont pas revenus, par peur des massacres.

Il s'agit bien de pogroms, et non d'affrontements interethniques, car la communauté ouzbèke a à peine eu le temps de réagir ; ils n'ont pu avoir lieu qu'avec la complicité des autorités politiques et militaires locales. Le recoupement de témoignages directs sur les agissements des forces de sécurité depuis la mi-juin est accablant.

Dès le début, elles ont pris part aux pogroms, comme le montrent des vidéos amateurs : des blindés, que l'armée dit avoir égarés (sic), fraient le chemin aux assaillants venus des campagnes avoisinantes, attirés par la revanche nationaliste ou les pillages. Les violences étaient planifiées, le facteur ethnique alimentant une flambée d'autant moins attendue que, malgré des préjugés réciproques, les deux communautés cohabitaient depuis toujours dans la région.

Ouzbeks et Kirghiz parlent deux langues du même groupe turcique, assez différentes (le russe faisant figure de langue de communication). Le plus souvent citadins, commerçants et entrepreneurs, les Ouzbeks détenaient, dans le sud, le pouvoir économique mais non politique. Par le biais de l'ethnocentrisme, l'objectif est de réduire leur poids, alors que, depuis une dizaine d'années, est favorisée l'ascension des Kirghiz, prédominants dans les postes officiels et mieux placés pour profiter des aides internationales, principale ressource économique...

Même si l'initiative des troubles est venue des partisans du président déchu Bakiev, originaire de la région, le relais fut pris aussitôt au niveau local et profita de l'impuissance des autorités nationales. Le gouvernement provisoire, dirigé par Roza Otunbaeva, n'a pu empêcher les tueries d'Ouzbeks dans les villes d'Och et de Jalal-Abad ni rétablir l'ordre.

Son attitude tout au long de la crise est restée circonspecte. Le 19 juin, à sa première visite à Och, Mme Otunbaeva a évité les quartiers ouzbeks dévastés et n'a pas mentionné une seule fois les souffrances des Ouzbeks. Prisonnière du discours nationaliste kirghiz, il lui est difficile d'imposer une solidarité nationale interethnique.

A Bichkek, la propagande des médias, dans la tradition soviétique, falsifie l'information, faisant passer des images de maisons ouzbèkes calcinées pour des maisons kirghiz, sans être démentie. Les services de renseignement kirghiz ont fabriqué un scénario des tueries, orchestrées par l'action conjointe d'organisations islamistes et des leaders de la communauté ouzbèke... Scénario grotesque, mais qui pourrait laisser des traces.

A Och, les autorités, invitées à donner corps à cette thèse "islamo-communautariste", ont multiplié arrestations arbitraires, intimidations et même tortures, accélérant le départ des Ouzbeks. Dénoncé par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme, ce climat de terreur perdure.

Ainsi, dans ce pays érigé en modèle de transition démocratique, bénéficiaire pour cette raison d'une aide internationale généreuse, progresse l'idée nauséabonde que le Kirghizistan serait la patrie des seuls Kirghiz "ethniques", au mépris de l'histoire. Le pouvoir laisse-t-il faire dans l'attente d'un pays plus stable parce qu'ethniquement plus homogène ? Ou bien le gouvernement Otunbaeva parviendra-t-il à résister aux sirènes du nationalisme kirghiz et à imposer une rupture politique comportant pluralisme, multiculturalisme et démocratie ?

Tandis que s'accumulent les preuves du caractère prémédité des exactions, les puissances régionales et la communauté internationale, pourtant informées, se taisent. Alors que Mme Otunbaeva réclame, à la Conférence des donateurs, une aide de 1,2 milliard de dollars, il y va de notre crédibilité et de notre responsabilité d'exiger que cessent exactions, expulsions et intimidations.

Ni la Russie ni les Etats-Unis, qui louent chacun une base aérienne près de Bichkek, spectateurs privilégiés, n'ont demandé à leurs hôtes d'arrêter les massacres. La Russie n'a pas entendu l'appel de Mme Otunbaeva pour une force d'interposition, au nom du principe de non-ingérence. Ce qui ne manque pas de saveur... Il n'est que temps pour l'Union européenne, avant d'autres dérapages meurtriers, de trouver un consensus opérationnel dans sa politique extérieure envers l'Asie centrale et de soutenir un processus de démocratisation bien menacé.

Bayram Balci et Pierre Chuvin, directeurs de l'Institut français d'études sur l'Asie centrale.