Sur les berges du canal Saint-Martin, la terreur s’invite là où Paris vivait en paix

Les véritables connaisseurs de Paris savent que le quartier que viennent de frapper les terroristes est celui où notre ville est actuellement la plus fidèle à elle-même ; que depuis des années, les amants de la vie nocturne ont élu le 10e arrondissement (et circa), où se donnent les rendez-vous pour une fête, un concert dans les salles de spectacle ou les quais du canal, qui sert de « café bis » à une jeunesse contemporaine.

Le 10e arrondissement est un Saint-Germain-des-Prés d’autrefois ; jusqu’à hier soir, les heures y étaient heureuses, et je ne parle pas seulement des réductions sur les apéritifs ; les voilà teintées de rouge.

Ce quartier, où je vis depuis 2001, est celui d’un Paris-monde encore désirable. Il se trouvera toujours un Todd pour venir démontrer que le 10e est en fait un repaire de bobos, que sa structure sociale est homogène et que son habitat est blanc ; ce n’est pas faux, comme ne sont pas fausses toutes les thèses du sociologue, mais elles manquent une bonne part de la réalité sensible, qui ne se résume pas à des statistiques. Ce n’est pas Montmartre qui a été frappé, mais un Paris réel.

Mode de vie fondé sur le plaisir

Les cafés fleurissent ici comme des plantes sauvages. On peut s’agacer de cet opportunisme mercantile, mais comment nier le fait qu’aller boire un verre est aux mœurs de notre pays ce que les valeurs républicaines sont à son ADN ? Mitrailler une terrasse de café, c’est tuer un mode de vie fondé sur le plaisir et les valeurs intellectuelles – la pensée française est largement redevable aux établissements de boisson – et le terrorisme ne hait rien tant que l’union du plaisir et de la pensée.

Le Carillon, au croisement des rues Alibert et Bichat (deux médecins) est un de ces bistrots où n’iront jamais les touristes : il ne paie pas de mine, le demi est à 3 euros et il est rempli tous les soirs, comme le sont en bas de chez moi Chez Jeannette ou Le Mauri 7 (tenu par des Albanais), Le Faubourg ou Le Napoléon, qui font de ces rues vivantes un décor naturel, là où presque tous les autres quartiers de la capitale ont désormais sombré dans une image pittoresque qui rend cette ville de plus en plus étrangère à ses habitants mêmes.

L’hôtel en face du « Cambodge », est un de ces hôtels à la Carné qui sont sans étoile mais qui ont beaucoup mieux : une gueule d’atmosphère, grêlée d’impacts de balles depuis hier soir. On dit que La Joconde, dérobée au Louvre en 1911, fut planquée dans cet établissement modeste. Paris est un mythe sans fin. On ne l’abattra pas.

Patchwork de races et de classes

Le 10e s’est gentrifié [embourgeoisé], c’est vrai : il n’en reste pas moins qu’il est l’un des quartiers les plus denses du monde (à côté des rues vides du 6e et du 7earrondissement où les Japonais et les Américains fantasment un Paris plus mort que celui de vendredi soir), et les plus mêlés : coiffeurs africains de Château-d’Eau, salons d’esthétique chinois, tailleurs kurdes, vieille présence juive, cafés arabes, le 10e est une métonymie à peu près objective de la France, même si ses travailleurs ne sont pas ses résidents.

Une violence sourde le traverse aussi, due à ce patchwork de races et de classes qui figure assez la fragilité du vivre-ensemble national, dont il est le bon reflet. Employés du textile, voyageurs des gares, acteurs de théâtre, hipsters [branchés], prostituées, personnages à la dérive, ce quartier populaire a quelque chose d’à la fois global et local. Sans doute ce mélange détonant peut-il révulser ceux qui rêvent de pureté identitaire ou islamiste.

On aimerait qu’il y ait plus de librairies et pas seulement de la bouffe bio, mais on trouve encore ici les deux. La vie de quartier n’est pas un vain mot ; on n’est pas à Saint-Germain-des-Prés, qui n’est plus qu’une vitrine de luxe, comme le souhaite Macron de tout Paris. En 2007, même Sarkozy avait installé son QG rue d’Enghien, ce qui lui porta chance et nous consterna. Le 10e est un mélange qui prend, mais où la pauvreté éclate parfois comme une bombe, rappelant la cause essentielle du mal contemporain. Une pharmacie a pris feu à Jacques-Bonsergent ce même soir ; une riveraine me dit que ce sont deux « jeunes blacks » qui en sont responsables.

Les terroristes ignorent tout cela mais ils n’ignorent pas l’existence, insupportable à leurs yeux, d’une puissance de vie. Le 10e vit d’une vie normale. C’est cette normalité qui est peut-être, in fine, le signe de la démocratie et de la vie commune. Et ce mot de « commune » qui renvoie aux heures glorieuses de Paris, je me dis qu’il n’y a qu’une seule idée qui pourra peut-être à nouveau l’incarner.

Thomas Clerc est notamment l’auteur de Paris, musée du XXIe siècle. Le dixième arrondissement (Gallimard, 2007).

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