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La rupture amoureuse est l’occasion de découvrir ce dont nous sommes capables (1/6)

Dans une rupture amoureuse, il reste un sentiment que les anciens amants partagent encore, celui de vivre une cassure intérieure, qui touche profondément à leur identité. Qu’elle soit décidée ou subie, la rupture interroge ce que nous sommes ou ce que nous croyions être.

D’une rupture, on peut avoir le sentiment qu’elle est une erreur, un terrible gâchis ou au contraire qu’elle est nécessaire. Même si on en souffre. On peut reconnaître qu’il se joue dans cette décision et les actes qui la concrétisent l’expression d’une vérité intérieure qui ne peut plus se taire.

La rupture s’impose lorsque la fidélité à soi, à ce soi qui nous définissait jusqu’alors, n’est plus tenable. Rester constant serait nier la puissance et la réalité d’une modification qui s’est opérée en nous.

La fidélité à soi – et à celui ou à celle qu’on aimait – est désormais impossible, parce qu’on a déjà été intérieurement rompu, rendu étranger à soi par un Autre. Un autre objet d’amour – une femme, un homme, un enfant, une œuvre –, une autre passion – gagner, réussir, séduire, créer – se sont immiscés entre les amants et ont produit un écart, une distance.

Une expérience nouvelle, heureuse ou tragique, a intimement ébranlé le sentiment de soi, a dévié les polarités de l’existence, remodelé les affects. Ce tremblement secret ne peut pas le rester. Ce bouleversement profond de notre définition était peut-être en cours depuis longtemps. La fêlure, le doute sur soi existaient déjà et cette altérité s’y est engouffrée, appelée par la faille.

L’ivresse d’une nouvelle vie

C’est dans cette perspective qu’on évoque souvent l’idée que la rupture nous révèle à nous-même. Elle serait alors l’expression d’une vérité intime, affirmation d’une nouvelle identité incompatible avec l’ancienne et avec les engagements pris.

L’intensité ressentie (« se sentir vivant ») serait le signe évident de l’authenticité, de la coïncidence avec soi. Mais peut-être l’ivresse d’une nouvelle vie n’est-elle pas liée au dévoilement de notre identité mais à son délaissement.

N’est-on pas parfois tenté de rompre pour être délivré de la fatigue d’être soi, de la pesanteur d’une modalité de l’existence dont on pressent confusément le caractère définitif ? La calligraphie dit bien la beauté de l’être délié, sa finesse et son élégance. Légèreté illusoire de celui qui rompt, porté par l’espoir d’une vie plus dense. N’est-ce pas pour échapper à une identité décevante et pourtant profondément mienne que je fuis l’ancien amour comme s’il était responsable de cet appauvrissement de mon être ?

C’est ce qu’évoque Michel Butor dans La Modification (Editions de Minuit, 1980). Le personnage principal envisage de quitter sa femme, Henriette, pour Cécile, sa maîtresse italienne. La rupture lui apparaît d’abord comme la possibilité d’une vie neuve, mais les allers-retours Paris-Rome deviennent l’espace d’un cheminement intérieur et la décision de rompre se renverse en son contraire : « Métamorphose obscure, changement d’éclairage, rotation des faits. » La ville de Rome et le fantasme d’une autre vie forment un agencement imaginaire dans lequel l’amante italienne n’est qu’un élément. La beauté fâne, dès qu’elle sort de cette configuration du désir. Que deviendra Cécile, installée dans le quotidien d’une vie parisienne ?

Toute nouvelle vie ne serait finalement qu’une modulation de l’ancienne. Peut-on vraiment créer par la rupture amoureuse une existence radicalement neuve ? De quoi, de qui, pouvons-nous réellement nous défaire ?

Deux êtres rompus

Plus profondément, plus tragiquement peut-être, certains rompent dans l’espoir de se fuir eux-mêmes. La rupture tient alors de la délivrance : n’être plus soi. Rompre est alors moins la quête d’une vérité intérieure qu’une tentation du vide, une jouissance de l’effacement ou de la négation de soi, une libération dans la disparition. Ce n’est plus l’ancien amant que je fuis, c’est moi-même. Son amour m’oblige, me lie, m’inscrit dans une réalité dont je veux m’extraire. Je me tourne alors vers des formes d’amour où je m’oublie, comme on plonge dans les eaux où l’on se noie.

Celui qui rompt est souvent tout aussi rompu que celui qu’il quitte.

Mais ce qu’éprouve l’être délaissé nous livre aussi quelques vérités sur l’amour. S’il est rompu, c’est d’abord bien entendu sur le plan psychique. Violence du désamour, profonde atteinte narcissique, blessure d’orgueil ; la rupture amoureuse est démolition en règle de l’ego. « Ta silhouette s’est perdue comme un petit détail dans un paysage », écrit l’écrivaine allemande Lou Andreas-Salomé au poète Rilke dans une lettre de rupture. Qui resterait insensible à ces mots, prononcés ou écrits par l’être aimé ? Qu’y a-t-il de vrai dans les paroles de rupture ? Ariane, l’héroïne de Belle du Seigneur (Albert Cohen, Gallimard, 1983), est-elle la « femme qui rachète toutes les femmes » ou bien une pure « idiote » ?

Sentir couler l’acide à mesure que s’égrènent les phrases assassines. Cette violence symbolique produit un effet physique. La rupture est une expérience sensible, incarnée. Cœur affolé, palpitations, tremblements, vertige, nausée ; ce qui faisait ma contenance, mon assise, s’est brisé en moi. La rupture s’écrit sur mon visage, sur mon corps. Dos voûté, traits tirés, voix tremblante, silhouette amaigrie. Ou bien, visage bouffi, cheveux sales, vêtements froissés. C’est en fait tout mon être qui est froissé, définitivement marqué par la rupture qui nous écrase et nous abîme, comme le dit bien Hélène Gestern dans Un vertige (Arléa, 2017) : « Je me suis sentie comme une feuille de papier froissé. Qu’il parte, qu’il revienne, celui que j’aimais n’ôterait plus la marque qu’il venait d’imprimer. »

Etre rompu n’est pas seulement une expression métaphorique. La rupture fait de nous un être cassé ou tout au moins gauche, rendu maladroit ou déséquilibré par le manque de l’autre.

L’enveloppe protectrice arrachée

Car la rupture est expérience de l’arrachement. Arrachement de ce que l’on tenait pour nôtre, de ce que l’on avait littéralement incorporé à notre être. Ce n’est pas seulement que l’autre s’éloigne, emportant un peu de moi, c’est qu’il m’écorche, il m’ôte cette peau d’amour, cette enveloppe protectrice et rassurante de sa présence et de son attention, il me prive de ses regards séducteurs, fiers ou bienveillants.

Peau de mots, peau de regards, peau de caresses. L’être quitté est soudain nu, sans carapace, sans griffes, sans pelage, avec sa colère pour seule arme. Plus nu que l’animal le plus vulnérable.

On ira jusqu’à dire qu’il n’est pas seulement rendu fragile, mais qu’il est privé de lui-même par la rupture, privé de son être et de son corps, comme amputé. Comme s’il fallait que dans la rupture un sacrifice soit fait. Parfois, la personne que l’on quitte s’effondre. « Quand une nouvelle vie s’annonce, faut-il qu’une autre s’efface après qu’elles ont été si longtemps mêlées au point de devenir inséparables ? » se demande Jean-Bertrand Pontalis dans Marée basse, marée haute (Filio, 2014).

Comment séparer des corps et des esprits qui se sont fondus l’un dans l’autre au point de ne plus savoir ce qui était à l’un, ce qui était à l’autre ? « Dans le dialogue, dit Merleau-Ponty (Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1976), je finis par ne plus reconnaître quelle était mon idée. Dans la complicité et la fréquentation quotidienne de l’amour, je finis par ne plus savoir ce qui est proprement mien, ce que j’ai adopté. On stigmatise l’habitude comme poison de l’amour, mais c’est aussi cette habitude d’être partagée qui fait la fluidité d’une chorégraphie amoureuse. L’autre était mien, comme fondu en moi. »

Torture de la mémoire amoureuse

Désormais, l’aimé se tient à part. Il affirme que nous pouvons être séparés, comme si dans ce « nous », il y avait eu deux parties distinctes, là où nous éprouvions une union, un mélange. Etre quitté, c’est alors être comme amputé d’une part vitale de soi-même. « Nous étions à moitié de tout (...) je ne suis plus qu’à demi », dit Montaigne dans ses Essais.

Ce qui nous manque, c’est le corps de l’autre comme prolongement du nôtre, plus exactement comme partie du nôtre. Quand l’autre cesse de m’aimer, c’est comme si je perdais mes propres limites, mon être s’écoule hors de moi, se vide.

Il paraît que désormais certains ne rompent plus, mais jouent aux fantômes. « Ghosting » est le nouveau nom d’une vieille lâcheté. On part sans le dire, on se contente de disparaître. Comme pour nier le fait que l’amour a entremêlé nos corps, les a confondus. Il ne suffira pas de disparaître des écrans pour cesser d’exister dans la tête et dans le corps de l’autre. Parce que l’amour laisse en moi les traces du corps aimé, parce qu’il a façonné le mien, il y reste longtemps inscrit.

Les lieux, les odeurs, les musiques ne cessent de raviver douloureusement ces traces sensibles. Torture de la mémoire amoureuse, qu’un rien sollicite quand on voudrait oublier. Force des objets et des espaces qui nous rappellent l’ancien amour malgré nous ; sadisme des rêves qui ressuscitent les étreintes et fantasment les réconciliations.

Comment survivre à une rupture ?

Que reste-t-il alors à celui que l’on quitte ? Comment peut-il s’en sortir ? Qu’on soit bien clair, il n’est pas sûr que cela soit possible. On peut s’enliser dans la rupture, la subir selon une modalité tragique, se vautrer dans son drame, le vivre comme une expérience de la malédiction. « M comme mauvaise rencontre » dit Grégoire Bouillier dans son Dossier M (Flammarion, 2017). Dix ans à décliner sous tous les modes l’obsession de la figure aimée et perdue, l’impossible deuil amoureux. Dix ans à retranscrire dans tous les domaines la compulsion, la systématicité et l’intensité passionnelles, jusque dans l’humiliation, la déchéance et l’abjection. Car c’est aussi parfois ce que la rupture fait de nous. Un être méconnaissable, devenu méprisable comme pour donner raison à celui qui l’a quitté.

Devant ce témoignage inquiétant, que pouvons-nous encore espérer ? Comment survivre à une rupture amoureuse ? Michel Leiris, relisant la Modification, de Butor, nous donne une lueur d’espoir dont chacun fera ce qu’il peut : « Apporter à [notre] incapacité de transformer positivement [notre] vie une compensation littéraire dont le récit de l’échec [nous] fournira la substance. »

C’est peut-être ce que tout échec nous oblige alors à faire : trouver une compensation, rétablir un équilibre par une forme de création, répondre à la personne qui nous a meurtri et ainsi réaffirmer la valeur qu’elle a niée en nous.

La rupture est l’occasion douloureuse de découvrir ce dont nous sommes capables – souvent plus que ce que nous imaginions – et ce à quoi nous tenons vraiment. Et cela pourrait se révéler très différent de ce que nous étions si désespérés d’avoir perdu.

Claire Marin est professeure de philosophie, membre associé de l’ENS-Ulm et de la Chaire de philosophie à l’Hôtel Dieu. Ses recherches portent sur les épreuves de la vie. Elle a notamment consacré plusieurs essais et récits à l’analyse de la maladie (dont « Hors de moi », Allia, 128 p., 2008). Nourri de son expérience pédagogique, son dernier ouvrage, « La Relève » (Ed. du Cerf, 240 p., 18 €), retrace des parcours de réussite de la jeunesse de banlieue. Elle est aussi l’auteure de « Qu’allons-nous devenir ? La technique et l’homme de demain » (Gallimard, 62 p., 10 €).

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