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Echouer, un privilège que s’arrogent les patrons de la Silicon Valley (3/6)

« Fail fast, fail often. » Echouez vite, échouez souvent. C’est l’un des mantras les plus répétés dans la Silicon Valley – si bien que son écho rebondit jusque dans nos oreilles. En France aussi, à Bercy, Toulouse ou encore Grenoble, on organise désormais des « failcon », des conférences sur l’échec, calquées sur le modèle californien.

Le nom fait sourire, mais force est de constater que cela a quelque chose de réjouissant. Lors de ces conférences, on y apprend non seulement qu’on a droit à l’échec mais qu’on peut même le provoquer, à bon escient.

Bill Gates, Steve Jobs et Mark Zuckerberg, pour ne citer qu’eux, en ont eu marre de l’élite des premiers de la classe et l’ont répété maintes fois : inutile d’être bon à l’école les gars, « you’re too cool for school » (« vous êtes trop cool pour aller à l’école »), renoncez à la fac, « drop out ! »

Un peu de disruption

Lors de son discours prononcé le 12 juin 2005 à l’université Stanford, Steve Jobs, alors PDG d’Apple, enjoignait même les étudiants à rester « déraisonnables ». Chic, pourrait-on se dire, c’en est fini de la tyrannie de la réussite, de l’excellence à la française ! On sait qu’on peut toujours compter sur la Silicon Valley pour nous apporter un peu de disruption.

J’ai, pour ma part, un souvenir vivace de l’esprit de compétition qui régnait au lycée, avec ses filières plus prisées que d’autres et les résultats de contrôles annoncés dans l’ordre décroissant. En prépa, en école d’art, où l’on prônait pourtant le droit à l’expérimentation, certains enseignants nous accueillaient en cours avec les cinq meilleurs travaux punaisés au mur. On devait prendre exemple sur ceux qui n’échouaient pas. Les créations les moins abouties, qu’on aurait pu commenter pour permettre de progresser, n’avaient pas droit de cité. On continuait de faire le tri entre les bons élèves et ceux qui seraient « en échec ».

Quittons la cour d’école pour les open spaces. De quels échecs parle-t-on, dans la Silicon Valley ? Penchons-nous de plus près sur le berceau des plus grandes réussites entrepreneuriales, la vallée mère de la disruption.

Se tromper en ayant voulu innover, puis recommencer...

Qui trouve-t-on dans les failcon ? Des hommes, en immense majorité. Des entrepreneurs et des investisseurs essentiellement, plus ou moins aguerris. C’est bien vu d’y participer car on y parle de ses erreurs, on y lave ses péchés. Les conférenciers célèbrent les courageux parcours de grands PDG comme Jeff Bezos, qui se targue d’avoir souvent échoué, cela a même fait perdre des milliards de dollars à son entreprise, Amazon. Il affirme même que c’est « sans importance ». Quel rebelle !

Qu’est-ce qu’échouer, dans la novlangue de la Silicon Valley ? C’est se tromper en ayant voulu innover, puis recommencer. Et donc, puisque cela a un coût, lever des fonds, puis en lever de nouveaux grâce au secours de quelques fidèles actionnaires.

Dans la famille des GAFA, on se souvient de l’échec cuisant des Google Glasses, ces lunettes à réalité augmentée permettant d’accéder avec sa rétine aux indispensables services de Google. Le prix est resté trop élevé, de même, sans doute, que la défiance générale. La tentative de l’entreprise de forcer par ailleurs ses utilisateurs à recourir à un compte Google+ pour accéder à tous ses services n’a pas été un triomphe non plus.

Plus récemment, c’est l’échec de Theranos qui a fait parler de lui dans la vallée de toutes les disruptions : une start-up qui comptait révolutionner les techniques de prélèvement sanguin en se passant d’aiguilles, mais qui avait oublié d’attendre le feu vert de l’Autorité de santé américaine, qui remit en doute ses méthodes de même que la fiabilité des résultats. L’entreprise et sa dirigeante, Elizabeth Holmes, devenue entre-temps milliardaire, ont été condamnées à une amende et à diverses pénalités. Plusieurs dizaines de milliers de tests ayant été réalisés sur de vrais patients étaient potentiellement erronés. Près de 600 personnes ont été licenciées.

Ceux qui « font » et ceux qui ne « sont » rien

Si l’on s’éloigne un temps des technologies de pointe pour revenir aux outils plus modestes, on se souvient du disruptif « Bic for her », le stylo Bic pour les femmes, qui n’a pas marché non plus. Pourtant, son créateur avait cru bien faire. Il était convaincu que les femmes ont besoin d’un stylo adapté pour écrire. C’était donc pour les aider à se surpasser qu’il leur était spécialement destiné, qu’il était rose et coûtait 70 % de plus qu’un Bic normal. L’enfer est pavé de bonnes intentions.

Mais il n’y a pas que des génies dans les start-up, non ? Il y a aussi de simples employés, parfois. L’échec est-il tout autant profitable aux petites mains du numérique ?

Paris, juin 2017. Lors de l’inauguration de la Station F, le plus grand incubateur de start-up du monde, le président de la République Emmanuel Macron prononce un discours. Il y parle « des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien ». Pas ceux qui ne « font » rien, ceux qui ne « sont » rien. Parce qu’ils ne sont pas entrepreneurs, ils sont néantisés. Et c’est bien parce qu’ils ne réussissent pas qu’ils n’ont pas leur place dans la « start-up nation ».

L’échec vertueux, c’est-à-dire vecteur de possibilités et rémissible, serait donc l’apanage des décideurs. Rien de neuf sous le soleil importé de Californie… Mais alors, qui sont ces gens qui ne « sont » rien ?

L’allégorie du «Titanic »

Un jour, un entrepreneur français m’a humblement expliqué, dans une lettre ouverte publiée sur le réseau LinkedIn, que l’écosystème des start-up élimine naturellement les plus faibles, et que c’est très bien ainsi : « Si tu te demandes toujours pourquoi certains continuent à apprécier le monde darwiniste des start-up, je pense que c’est avant tout parce que nous savons que nous aurons des choses extraordinaires à raconter plus tard à nos enfants et petits-enfants. On ne s’ennuiera jamais. Pendant ce temps, d’autres passeront leur vie dans des jobs alimentaires et sans intérêt aucun. »

Ceux qui « passent leur vie dans des jobs alimentaires et sans intérêt aucun » sont ces mêmes gens qui « ne sont rien », ceux à qui le discours des failcon ne profite pas parce qu’il ne leur est pas destiné. Pour eux, l’échec n’est pas une prouesse mais une fatalité.

Pour que Jeff Bezos et ses pairs puissent prendre des risques pour ensuite rebondir, il faut que d’autres essuient leur échec avec eux – avec leur investissement ou, pire, leur simple force de travail. Ils en subissent alors d’autres conséquences.

Avril 2018. Un rapport ordonné par le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) tire une nouvelle fois la sonnette d’alarme sur les conditions de travail des employés d’Amazon dans l’entrepôt logistique de Montélimar, dans la Drôme ; 71 % des cadres y sont insomniaques, 70 % des employés évoquent le stress au travail et 40 % ont déjà consulté un médecin. Les pauses pour se rendre aux toilettes sont chronométrées et certains manageurs interdisent de parler. « C’est un système qui ne pardonne pas la médiocrité », reconnaît l’un d’eux. On imagine les employés d’Amazon de Montélimar à une failcon, face à des entrepreneurs qui leur apprendront que c’est en tombant qu’on apprend à marcher.

New York, octobre 2013. Jason Goldberg, PDG de Fab.com, start-up évaluée à 900 millions de dollars, annonce le licenciement immédiat de deux tiers des employés ainsi que la fermeture des bureaux européens. Les raisons de cette faillite ? En résumé, 200 millions de dollars ont été dilapidés à la suite de mauvaises décisions. « Holy shit this is a big deal » (« Bordel, ça fait vraiment beaucoup »), s’émeut Jason Goldberg dans son discours d’adieu, dans lequel il n’oublie pas d’évoquer les vertus de l’échec. Dans un article publié sur le site Business Insider, un photomontage le représente ramant dans un canot de sauvetage, tandis que le Titanic sombre avec les passagers de troisième classe en arrière-plan. Plus de 150 personnes se retrouvent sans emploi, du jour au lendemain. Elles n’ont ni syndicat ni plan B. Jason Goldberg, lui, a fondé d’autres start-up depuis, dont une qui n’a pas survécu deux ans. C’est plus fort que lui, il est ce qu’on nomme un « serial entrepreneur » : comme il compte plusieurs échecs à son tableau de chasse, il est respecté.

La « névrose d’échec »

A l’école, à l’université ou en entreprise, la pression insidieuse de la comparaison et de la compétition peut conduire à ce que les psychologues nomment « névrose d’échec » : lorsqu’on capitule avant même d’avoir essayé parce qu’on est inconsciemment persuadé qu’on échouera. On provoque donc l’échec avant qu’il advienne. On le poursuit malgré soi.

Cette pression est particulièrement vive sur les réseaux sociaux, dont on ne sait plus s’ils véhiculent du réel ou du symbolique. Un bref coup d’œil sur l’un d’entre eux, Instagram, né lui aussi dans la Silicon Valley en 2010 puis acquis par son grand frère Facebook, nous apprend que l’esthétique de l’échec n’y a pas sa place. L’horizon qui y est proposé, et entretenu par des millions d’utilisateurs, n’est que l’illusion d’une vie parfaite. Toute comparaison est impossible à tenir.

Berlin, juillet 2017. Le PDG de la start-up SoundCloud, Alexander Ljung, annonce sur le blog de l’entreprise que 173 employés (40 % des effectifs) vont être licenciés. Dans son court texte, modestement titré « Une note d’Alex Ljung » comme s’il s’agissait d’un pense-bête, il rappelle qu’il est de son devoir d’assurer le « succès indépendant » de l’entreprise. Il n’avait donc pas d’autre choix que de fermer les bureaux de Londres et de San Francisco. Il ne parle pas d’échec. Il mentionne en une ligne que cette décision était désagréable à prendre et remercie ses employés.

On savait que dans le monde de l’entreprise, « remercier » signifie également « licencier ». Dans la novlangue des start-up, les euphémismes vont plus loin : on dit de l’employé remercié qu’il est « parti vers de nouvelles aventures ». On s’évertue à chasser le négatif des signifiants. L’échec en soi est valorisé dans le discours et la portée négative du mot, dédramatisée. Ainsi, valoriser son propre échec n’est plus qu’un nouveau moyen de se déresponsabiliser.

Mathilde Ramadier née en 1987 à Valence (Drôme) est auteure d’essais (chez Actes Sud, Premier Parallèle), de bandes dessinées (chez Futuropolis, Dargaud, Le Seuil), et traductrice de l’allemand et de l’anglais (au Seuil et aux éditions Ici Même). Elle s’est installée à Berlin en 2011 et a eu l’occasion de travailler en parallèle dans diverses start-up pendant quatre années, expériences qu’elle raconte dans son ouvrage « Bienvenue dans le nouveau monde. Comment j’ai survécu à la coolitude des start-ups » (Premier Parallèle, 2017). Graphiste d’une première formation à Paris puis diplômée de l’ENS en philosophie contemporaine (2011), elle vit aujourd’hui entre Berlin et Arles (Bouches-du-Rhône). Elle s’intéresse aux questions liées au travail, mais aussi à l’écologie, à la psychanalyse et au féminisme.

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