Syrie : comment la Russie a redistribué les cartes

Quatre semaines après avoir commencé, l’intervention militaire russe en Syrie a non seulement bouleversé la donne, mais internationalisé de manière inexorable la crise syrienne, et déplacé le centre de décision à Moscou, loin devant Washington. Les rôles des protagonistes régionaux ont été redistribués, et la destruction de Daech remplace le départ d’Assad en tant que préalable à la résolution du conflit.

En Syrie, l’Iran demeure important sans être désormais déterminant. L’intervention russe, qui se met certes en place en étroite coordination avec Téhéran, a lieu après que l’Iran ait échoué à changer les rapports de force sur le terrain. Les pertes du Hezbollah en Syrie sont de plus en plus importantes, sans parler de celles de l’Iran (y compris des hauts gradés). Le dilemme iranien, avant l’intervention massive de Moscou, était le suivant : sans l’apport militaire russe, le conflit sera quasiment perdu ; avec l’intervention, le régime Assad sera probablement sauvé à court et moyen terme, avec pour contrepartie un affaiblissement du rôle iranien.

Il y a un mois, bon nombre d’observateurs pensait que le règlement du conflit passait par Téhéran, Riyad et Istanbul. Aujourd’hui, sans effacer le rôle de ces trois capitales, la décision ultime est en d’autres mains ! Tout en étant partenaires, les approches du conflit des Iraniens, des Russes et de leurs alliés ne sont pas identiques. Moscou part d’une considération westphalienne : il est essentiel de sauver et de restaurer le régime pour pouvoir le présenter à court et moyen terme, avec ou sans Bashar al-Asad, comme autorité légitime, avant de chercher des compromis interétatiques dotés d’une garantie internationale. Pour certains, l’intervention iranienne, elle, n’a fait qu’ériger des barrières et alimenter des divisions, en Syrie comme au Proche-Orient. Si les Russes ont besoin des Iraniens au sol, pour repousser les djihadistes et les opposants au régime, Moscou n’ignore pas qu’un règlement politique final exigera de la part de Téhéran qu’elle abandonne ses œillères. Le voyage nocturne de Bashar al-Assad vers son maître du Kremlin l’a prouvé amplement.

Livraisons d’armement américaines

La Turquie sort la grande perdante de cette brusque transformation du cours du conflit. Les oppositions syriennes sur le terrain – quasi totalement islamistes, voire djihadistes – sont visées sans distinction par l’aviation russe. Le projet turc d’une zone de protection est de facto rejeté. Ses adversaires kurdes, l’équivalent syrien du PKK turc, sont reconnus et appuyés comme des alliés objectifs sûrs, non seulement par Moscou mais aussi par Washington. Les Kurdes de Syrie sont parmi les rares à bénéficier aujourd’hui de livraisons d’armement américaines. Sous pression, obligée d’afficher un minimum de solidarité avec la coalition internationale, Ankara est devenue à son tour une cible de Daech.

La traduction de toutes ces débâcles diplomatiques et stratégiques est un affaiblissement politique du président turc Erdogan et un déchirement interne du pays. La capacité de la Turquie est réduite à un rôle de nuisance, susceptible de s’exercer contre ses alliés américains et européens plutôt que contre Moscou et l’Iran. Un point positif cependant pour la diplomatie turque, l’intervention russe a créé un climat favorable de rapprochement avec l’Arabie saoudite et le Qatar.

Pour le royaume saoudien, le défi est de taille. Son adversaire stratégique, l’Iran, est déjà légitimé par l’accord 5+1, mais aussi associé par Moscou aux grands enjeux régionaux. Si Téhéran avance protégée par Moscou, Riyad est de facto délaissée par Washington, et ce ne n’est pas la disponibilité trop généreuse de Paris qui peut rééquilibrer un rapport de force défavorable. Ses alliés émirati et koweïtien, mais aussi égyptien, se sont montrés compréhensifs vis-à-vis de l’intervention russe. Pour faire plier Téhéran voire Moscou, l’Arabie saoudite avait opté il y a un an pour une surproduction pétrolière, qui a contribué à la chute du prix du pétrole ; aujourd’hui que l’embargo économique, commercial et financier contre l’Iran est levé (notamment sur les avoirs iraniens, évalués à 150 milliards de dollars), et que la présence russe a profondément bouleversé l’équilibre stratégique dans la région, l’Arabie se trouve isolée. Pendant ce temps la crise yéménite s’enlise, les divergences politiques au sommet de l’Etat se manifestent de plus en plus en dehors de la maison régnante, tandis que les marges pétrolière et financière se rétrécissent.

Second Afghanistan

Les États-Unis ont été pris au dépourvu par l’ampleur de l’intervention russe. L’administration Obama reproche davantage à la Russie de ne pas l’avoir associée, ou prévenue, plutôt que d’être intervenue. L’Amérique est devant la question suivante : faut-il d’abord faire chuter Bashar al-Assad, ou défaire Daech et Al-Qaïda ? Obama semble avoir, comme désormais à l’habitude, choisi une voie médiane : laisser aux Russes la responsabilité de la gestion de la crise syrienne. S’ils réussissent, la solution devra associer Bashar al-Assad et son régime à la transition. S’ils échouent, ce sera leur second Afghanistan. Pendant ce temps, Obama reste fidèle à sa position stratégique consistant à favoriser les solutions politiques qu’il espère tiendront sur le long terme, plutôt que les interventions militaires massives, comme en avait témoigné la politique américaine en Irak et en Afghanistan.

L’hypothèse d’un axe chiite avec à sa tête l’ayatollah Poutine, et d’un axe sunnite avec à sa tête le shaykh Obama, est tout simplement risible. Washington tient à ses positions dans un Irak dominé par les chiites, et a usé de sa considérable influence pour desserrer l’étau autour de Téhéran, en continuant à se montrer indifférent aux sirènes de Riyad. La médiatisation de l’idée d’axes mondiaux chiite et sunnite transcendants est un pur effort idéologique de faire table rase de toute forme d’Etat, de société ou de contradictions locales.

En Irak, le combat contre Daech s’accélère. Les forces gouvernementales, appuyées par les forces spéciales américaines et les Iraniens, sont passées à la contre-offensive, et leurs positions se consolident. Depuis six mois, Daech a perdu des centaines de kilomètres sans en gagner un seul. Le pari de Bagdad est de chasser Daech de l’ouest de l’Irak d’ici six mois. Un affaiblissement de Daech en Syrie, dans le cadre de l’intervention en cours – qui implique les campagnes aériennes russe et coalisée, la contre-offensive des forces syriennes appuyées par les Iraniens et le Hezbollah (et sans doute des forces spéciales russes), ainsi que l’effort des Kurdes alliés à des chrétiens et des tribus sunnites du nord du pays – renversera vraisemblablement les rapports de force sur le sol syrien. Dans le cas contraire, la région sera ouverte aux grands marchandages internationaux en vue de redéfinir les zones d’influence.

Tout laisse à croire que l’Irak, certes fragile et tiraillé par des forces contradictoires, se maintiendra dans ses frontières intérieures et extérieures, que Daech sera défait, et que les Kurdes continueront de se disputer, avec toutefois cette donnée massive : la Syrie, plus que jamais, est stratégiquement liée à la Russie, comme l’Irak l’est aux Américains et aux Iraniens.

Hosham Dawod est anthropologue au CNRS, membre de l’Observatoire des radicalisations à la Fondation Maison des sciences de l’homme.

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