
A Idlib, ce n’est pas le dernier acte de la crise syrienne qui est sur le point de se jouer mais le dernier acte du premier volet seulement de cette tragédie. Telle que l’a préfigurée la «libération» d’Alep, sur le modèle de celle de Mossoul, les «victoires», Raqqa d’abord, la Ghouta et Deraa ensuite, se sont effectivement enchaînées. Et certains observateurs pressés veulent y lire la «fin» de la crise syrienne. Idlib était resté en suspens, en partie protégée par la proximité de la Turquie. Enfermée aux yeux des Occidentaux entre les amalgames de la pensée sectaire, de droite comme de gauche («ils sont trop musulmans pour être honnêtes»), et ceux de la paresse intellectuelle «mélenchoniste» (la révolution syrienne n’est «qu’une guerre pour les ressources»), l’opposition syrienne s’est trouvée à des degrés divers désavouée par la planète entière.
Depuis Alep toutefois, bien des masques sont tombés. Les coulisses et partant, la portée exacte de la «victoire» du régime commencent à être connues. Pour accélérer le processus de la confiscation de leurs biens, le clan syrien au pouvoir a commencé à publier les noms de ces milliers de citoyens qui sont tombés dans ses geôles d’un identique «arrêt cardiaque». Et il se vante très ouvertement depuis peu d’avoir réussi à manipuler Daech. De leur côté, les Russes reconnaissent aujourd’hui avec aplomb avoir, pour compléter leur formidable engagement aérien (39 000 sorties ayant tué 86 000 «combattants»), engagé au sol jusqu’à 63 000 hommes (dont «434 généraux»).
Etat d'une infinie bestialité
Prenons donc aujourd’hui le temps de comprendre que ces «victoires» n’ont pas été celles d’une partie de la société syrienne sur une autre. Seul les a rendues possibles le puissant levier extérieur qui a permis de pérenniser artificiellement une répression d’Etat d’une infinie bestialité. Ce levier a été actionné par l’Iran et le monde chiite d’abord, puis de façon plus décisive encore, par la Russie, dans des proportions incomparables avec le soutien, occidental ou arabe, reçu par l’opposition. Importée de Téhéran et de Moscou, la «victoire» ultime de Bachar al-Assad est donc plus que jamais celle d’une minorité artificiellement perfusée de l’étranger – sur une majorité… abandonnée de tous.
En effet, en décembre 2016, ce ne sont point les jihadistes tchétchènes qui ont quitté Alep (ni les Iraniens ou les Russes qui y sont entrés en masse) mais bien, tout autant, ses habitants les plus légitimes. L’objectif que Russes et Iraniens sont en train d’atteindre est la destruction de toute résistance à la pérennité de leur pion syrien autre que l’épouvantail jihadiste. Celui-là, ils l’ont laissé prospérer d’autant plus volontairement qu’ils savaient que la planète occidentale était engluée dans l’électoralisme à court terme de ses politiques. Et que, quitte à confondre les causes (Assad) et les conséquences (Daech) de la violence, elle était prête à différer sine die toute pression à leur égard.
«Triomphe de l'injustice»
La «victoire» qui s’annonce à Idlib est donc bien celle d’une minorité portée par des autoritarismes étrangers sur une majorité abandonnée par les plus arrogants «défenseurs de la démocratie». Cette victoire des armes de l’hiver autoritariste sur les espoirs du printemps démocratique ne peut bien évidemment constituer une sortie de la crise mais seulement sa reconfiguration. Le triomphe de la force ne laisse aucunement entrevoir la «réconciliation au centre» qui serait la condition sine qua non d’une ré-institutionnalisation du pouvoir. Une telle solution aurait exigé que ceux des vaincus qui ont réussi à survivre à la destruction d’Alep, de Raqqa ou de Deraa, pour rejoindre les millions de ces réfugiés qui les ont précédés, aient pu s’y sentir réellement associés. Il n’en a absolument rien été. Redéployé territorialement, le camp immense des exclus conserve en effet les plus légitimes raisons de rester mobilisé. A tous les étages de la société syrienne, la tonalité explicitement confessionnelle de la présence iranienne – militaire mais également économique et entrepreneuriale – augurent mal du dépassement de la fracture sectaire.
Irrésistiblement, ce «triomphe de l’injustice», qui irradie dans le monde des vaincus, va donc entretenir la dynamique de montée aux extrêmes. Il va achever de discréditer non seulement ces Occidentaux qui ont multiplié les reculades mais également celles des élites syriennes qui, croyant à leurs promesses, leur ont fourni les gages de la «modération» qu’ils réclamaient. Il va donner de facto raison aux plus radicaux, c’est-à-dire aux jihadistes. Malgré la brutalité de leur défaite militaire (à un contre cent, au terme d’une résistance qu’aucune autre composante du paysage politique du Proche-Orient contemporain n’a jamais été capable de produire), ils sont aujourd’hui les seuls opposants à Bachar à pouvoir se prévaloir de ne pas avoir été trahis.
Rêvons que nous n’aurons pas à mesurer demain ce que les politiques du court terme et de l’électoralisme risquent de coûter bientôt à leurs auteurs. Et à leurs concitoyens.
Par François Burgat, chercheur à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (Iremam) à Aix-en-Provence.