Syrie : la puissance russe en question

«L’Europe ne pouvait se faire à cette incongruité patente que la Russie fût une grande puissance», commentait la comtesse de Nesselrode dans les mémoires de son mari, chancelier du tsar au cœur du XIXe siècle. Tout mouvement diplomatique russe est encore vu comme une expansion, au Moyen-Orient surtout.

Mais que nous dit vraiment l’engagement de Moscou dans le conflit syrien, réaffirmé ces dernières semaines ?

La question syrienne n’est pas plus simple pour la Russie que pour les autres. La relation bilatérale est historiquement peu commode : Hafez al-Assad, père de l’actuel président syrien, a souvent joué de sa situation de dépendance pour imposer sa propre politique régionale, suscitant l’embarras de Moscou.

Plus près de nous, la relation russo-syrienne a été parasitée par Israël, qui vise à empêcher que Moscou ne livre ses armements les plus sophistiqués à Damas. Préserver la relation de clientèle entretenue avec la Syrie depuis quarante-cinq ans expose donc la Russie à braquer ses relations avec Israël et l’Occident.

De la Syrie au Caucase

Les avancées jihadistes sur le théâtre syro-irakien touchent directement la Russie, du fait du nombre de ses ressortissants (estimé à 2 200) qui combattent dans les rangs de Daech. Aguerris au combat, les combattants issus du Caucase sont autonomes vis-à-vis des clans et intérêts proprement syriens. Plusieurs Tchétchènes font d’ailleurs partie du haut commandement militaire de Daech. A terme, Moscou peut craindre une porosité entre théâtres syro-irakien et caucasien.

La mouvance jihadiste caucasienne, structurée autour de l’émirat du Caucase rallié à Al-Qaeda, a depuis un an essuyé de nombreuses défections au profit de Daech.

La propagande de Daech cible de manière active l’ex-URSS : la version russe du magazine Dabiq appelle les russophones à rejoindre la Syrie et l’Irak, et les réseaux sociaux russes sont utilisés pour répandre la «cause». Et un renforcement de la présence russe en Syrie ne pourra qu’y aimanter le jihadisme caucasien, toute capture de soldats russes étant exploitée médiatiquement par Daech.

La présence de combattants russes dans la région renforce donc la légitimité d’un axe de la diplomatie russe : nouer des relations, à partir d’intérêts sécuritaires mutuels, tant avec les républiques arabes (Syrie, Egypte, Yémen) qu’avec les monarchies sunnites du Golfe, et Israël. En interne, le risque d’une perméabilité du pays à Daech permet au Kremlin d’alimenter le nationalisme de sa population russe, tout en persuadant l’Occident que la Russie est son allié naturel dans la lutte contre le terrorisme.

Réaffirmer le poids russe

Pour Vladimir Poutine, l’objectif est de réussir au Moyen-Orient à polariser les intérêts autour de sa propre lecture des relations internationales. La ligne de clivage ne séparerait plus les Etats en fonction de leur idéologie comme pendant la guerre froide, ni Israël et les Arabes. Elle opposerait un Occident en déclin et incapable, désormais, d’exporter son modèle, à des Etats rejetant l’ingérence occidentale et les valeurs qui tentent de la justifier. Obsédés par leur quête de parité avec les Etats-Unis, les dirigeants russes cherchent toujours un dialogue exclusif avec Washington pour le règlement des conflits régionaux. Un Moyen-Orient pacifié diminuerait le poids russe. Tout en affirmant souhaiter une baisse de la tension dans la région, Moscou contribue avec constance à la maintenir, ce que le conflit syrien illustre à merveille.

Briller par les armes

Enfin, sur le plan militaire, l’intervention russe en Syrie prétend répondre à un défi qu’aucune puissance occidentale ne peut traiter à court terme. La Russie dispose des troupes, de la capacité de projection, d’une bonne connaissance des modes opératoires jihadistes, et d’un accord de défense avec l’Etat syrien légitimant juridiquement son intervention. Un succès militaire serait exploité en victoire diplomatique par Vladimir Poutine. Mais il marquerait aussi une rupture pour la politique russe dans le monde arabe, censément basée sur un passé vierge de toute colonisation ou implication militaire directe. On le voit : les motivations de Moscou à intervenir sont complexes, parfois contradictoires. Voir dans la Russie une puissance «qui avance, avance toujours», c’est ignorer les limites de sa démarche.

Julien Nocetti, chercheur à l’Institut français des relations internationales.

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