Syrie : les dures lois de la realpolitik

La première réside probablement dans le fait que la Syrie reste un des Etats de la "ligne de front" dans le conflit israélo-palestinien. Une partie du territoire syrien, le plateau du Golan, d'une forte valeur stratégique pour Damas, a été occupée en 1967 puis annexée en 1980 par l'Etat hébreu, au mépris du droit international. Depuis lors, la Syrie n'a jamais accepté de compromis et incarne au sein du monde arabe un des symboles de la résistance à l'entreprise sioniste. C'est aussi dans ce cadre que Khaled Mechaal, principal dirigeant du Hamas palestinien, vit à Damas depuis de nombreuses années. En outre, nous savons les liens étroits qui existent avec le Hezbollah libanais. Ainsi, en cas de pressions ou de sanctions effectives à son encontre, le pouvoir syrien pourrait solliciter l'aide de ses alliés pour créer des points de tension sur les frontières nord et sud d'Israël. On comprend mieux que de nombreuses puissances, dont une des préoccupations permanentes reste la protection de Tel Aviv, hésitent à prendre des mesures véritables contre le régime de Bachar al-Assad, la Syrie restant un pivot stratégique essentiel dans la région.

La seconde renvoie aux autres alliances, étatiques cette fois, de la Syrie. Celle avec l'Iran tout d'abord, avec lequel existe un partenariat stratégique depuis le début des années quatre-vingt. La volonté, notamment incarnée par Nicolas Sarkozy, de réintégrer la Syrie dans le jeu régional et international depuis 2008 s'explique ainsi par l'ambition de briser cette alliance entre Damas et Téhéran. Aujourd'hui, cet objectif restant essentiel pour une partie des acteurs de ladite communauté internationale, Téhéran persistant à être considéré de leur point de vue comme le danger principal, il importe de ménager le pouvoir syrien. Ensuite, il s'agit de la vieille alliance avec la Russie - qui a débuté à l'ère soviétique – qui s'est maintenue contre vents et marées. Or Moscou qui avait accepté de s'abstenir lors du vote de la résolution 1973, s'estime floué par les modalités d'application de ladite résolution et s'opposera à toute tentative de condamnation ou de vote de sanctions à l'égard de la Syrie.

La troisième raison renvoie à la question de l'équilibre régional et celle des Etats-nations comme forme d'organisation des sociétés. La Syrie est parvenue, dans des conditions difficiles, à maintenir le cadre unitaire de son Etat. En son sein, cohabitent des communautés confessionnelles les plus diverses – mis à part le Liban, c'est le pays du Proche-Orient au sein duquel les chrétiens peuvent librement vivre leur foi et pratiquer leur culte – et, depuis son indépendance, la Syrie s'est toujours opposée de facto au vieux projet néo-colonial relayé plus récemment par les néo-conservateurs états-uniens de remodeler le Moyen-Orient sur des bases communautaires ethniques et/ou confessionnels. Nous avons constaté les conséquences politiques et sociales régressives de cette politique en Irak après l'invasion unilatéraliste de 2003 menée par G. W Bush. Si aujourd'hui des forces politiques possèdent toujours le même projet, il n'en demeure pas moins que de nombreuses autres s'y opposent, comprenant le danger déstabilisateur qu'il fait courir pour l'ensemble de la région, et de ce fait minimisent les pressions sur Damas. D'autant que si la brutalité et l'ampleur de la répression sont condamnables et les déclarations du pouvoir syrien sur un complot ourdi par des forces stipendiées par l'étranger pour le moins contestables – le mouvement de contestation a en effet fondamentalement les mêmes causes sociales et économiques qu'en Tunisie, en Egypte ou au Yémen… -, il n'en demeure pas moins que des forces politiques régionales ont intérêt à la déstabilisation voire la disparition du régime de Damas. On sait par exemple que des tribus de Jordanie, d'Irak et du Liban – les Doulami et les Bani Hasan – font passer de grandes quantités d'armes dans le Sud de la Syrie, épicentre initial du mouvement de contestation. On sait aussi que des groupes sunnites radicaux ont des liens avec l'Arabie saoudite et de grandes familles libanaises. La nécessaire condamnation de la répression ne doit pas nous aveugler…

Pour ces quelques raisons, non exhaustives, - on note aussi par exemple la vive inquiétude de la Turquie quant à l'aggravation de la déstabilisation de son voisin méridional qui pourrait favoriser l'expression des revendications nationalistes kurdes dans le nord de la Syrie - on comprend que le fameux devoir d'ingérence popularisé au cours de la décennie quatre-vingt-dix, et plus récemment le devoir de protection des populations civiles justifiant l'intervention militaire en Libye, aient quelques difficultés à s'appliquer indépendamment des impératifs de la realpolitik. Le 27 avril dernier, le Conseil de sécurité ne parvenait pas à s'entendre sur une condamnation de la répression, du fait de l'opposition de la Russie et de la Chine ; quant aux sanctions adoptées par les Etats-Unis et l'Union européenne, elles ne visent que quelques personnalités de l'entourage familial de Bachar al-Assad et sont en réalité plus symboliques qu'efficientes.

Décidément la construction d'une communauté internationale digne de ce nom, sachant lier la défense des droits de l'homme et le respect de la souveraineté et des intérêts nationaux, s'apparente au mythe de Sisyphe.

Par Didier Billion, directeur des publications de l’IRIS.

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