Syrie : les leçons de Halabja

L’usage des gaz toxiques le 21 août dans la banlieue de Damas a sans doute marqué un tournant dans la guerre civile qui ravage depuis deux ans la Syrie. Le seuil de l’intolérable a été franchi et plus qu’un crime de guerre, un crime contre l’humanité a été perpétré, la convention de Paris de 1993 sur l’interdiction de l’utilisation des armes chimiques, ratifiée par 189 Etats a été violée. Si le droit international a un sens, un crime de cette ampleur doit être sanctionné sévèrement. En principe par l’ONU, qui incarne la légalité internationale. Malheureusement, pour des raisons tenant à la composition et au mode de fonctionnement du Conseil de sécurité ou au nom du principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat souverain, l’ONU est restée impuissante face aux grandes tragédies des dernières décennies comme les génocides perpétrés au Cambodge et au Rwanda, les campagnes génocidaires de Saddam Hussein en Irak ou le calvaire de la Bosnie. Les Cambodgiens, les Rwandais, les Kurdes irakiens et les Kosovars doivent, sinon leur survie, du moins leur liberté à des interventions militaires extérieures décidées en dehors de tout mandat de l’ONU. Le rappel de l’exemple irakien me semble pertinent pour mieux comprendre le processus en cours en Syrie. Le discours d’Al-Assad sur la nécessité d’extermination des «terroristes» nous rappelle celui du tyran de Bagdad sur les Kurdes, «traîtres à la patrie à éliminer».

L’Irak a eu recours aux armes chimiques dès 1982 sur plusieurs fronts de la guerre irako-iranienne. La communauté internationale a longtemps fermé les yeux sur cet usage quasi routinier des gaz toxiques contre les troupes iraniennes. Ce n’est qu’en avril 1985 que le Conseil de sécurité a finalement condamné l’Irak, sans toutefois prendre aucune sanction dissuasive.

Assuré d’impunité, l’Irak a décidé d’«expérimenter» l’arme chimique contre la population civile du Kurdistan dès avril 1987.

Le gazage du 16 mars 1988 de la petite ville de Halabja, qui a fait 5 000 morts en quelques minutes et qui a pu être médiatisé grâce à sa proximité avec la frontière iranienne, a enfin brisé le mur du silence entourant la tragédie kurde. Malgré l’émotion de l’opinion publique et la mobilisation des ONG des droits de l’homme, aucun Etat membre du Conseil de sécurité n’a condamné ce massacre. Dans une résolution adoptée le 9 mai 1988, le Conseil de sécurité s’est contenté d’appeler l’Irak et l’Iran à s’abstenir d’utiliser les armes chimiques.

En plein conflit irako-iranien, aucune puissance n’avait envie de désigner Bagdad. Seuls les pays scandinaves, l’Australie et le Canada ont formellement condamné le régime irakien, tout comme d’ailleurs le Parlement européen. La position officielle de Paris, condamnant l’utilisation des armes chimiques «où que ce soit et par qui que ce soit» ne nommant ni les victimes kurdes ni les auteurs du massacre, a été reçue avec amertume par les Kurdes.

Le vice-Premier ministre irakien, Tareq Aziz, a reconnu que son pays avait utilisé des armes chimiques contre les Kurdes et que, si nécessaire il les utiliserait à nouveau pour se défendre. C’est d’ailleurs ce qu’il a fait en août 1988, quelques semaines après la fin de la guerre avec l’Iran, pour «nettoyer les ultimes poches de rébellionà la frontière de la Turquie». L’exode vers la Turquie de plus de 100 000 rescapés de ce gazage a relancé le débat sur les armes chimiques. Cette fois, la France, par la voix du président Mitterrand, s’est déclarée «inquiète des moyens de répression employés à l’encontre des populations kurdes en Irak et notamment de l’emploi des armes chimiques […] sans vouloir s’immiscer dans les problèmes qui relèvent de la souveraineté irakienne». Le Conseil de sécurité a décidé, le 15 septembre 1988, d’envoyer sur place une mission d’enquête mais, Bagdad a refusé l’accès de son territoire à cette mission et celle-ci n’a pas été autorisée par la Turquie à se rendre dans les camps des réfugiés kurdes irakiens.

Le massacre de Halabja n’a donc pas été puni en son temps. Mais il a incité la France à convoquer une conférence internationale pour réactualiser le vieux protocole de Genève et adopter une nouvelle convention sur l’interdiction de l’utilisation des armes chimiques et bactériologiques. Après des années de négociations, la convention a été adoptée en 1993 et est entrée en vigueur en 1997. Plus tard, après la chute du régime de Saddam Hussein, celui-ci et ses acolytes dont son cousin, «Ali, le Chimique», ont été jugés par des tribunaux irakiens et punis, entre autres crimes, pour le gazage de Halabja et les 182 000 victimes civiles kurdes des campagnes génocidaires «Anfal» de 1987 - 1988.

Vingt-cinq ans après Halabja, le Conseil de sécurité reste toujours divisé entre les souverainistes menés par l’axe Russie-Chine soutenu par nombre de pays du tiers-monde. La notion d’assistance à population en danger reste suspecte. L’Europe est plus divisée et passive que jamais. La partie du monde arabe engagée dans le soutien à l’opposition syrienne n’est pas un modèle de démocratie. Elle arme et soutient surtout les jihadistes dont la victoire éventuelle serait une catastrophe pour toute la région. Le soutien des démocraties occidentales a été jusqu’ici surtout politique et rhétorique et n’a pas permis aux éléments modérés de l’opposition de s’imposer sur le terrain ou de rassurer les minorités kurdes, chrétiennes et alaouites. Dans ce contexte, et après deux années de pourrissement de la situation, les options disponibles sont mauvaises. Ne pas sanctionner la Syrie, comme on a évité de punir Saddam Hussein dans les années 80, y compris après Halabja, ruinerait la crédibilité occidentale et plus grave encore, rendrait la convention de 1993 sans valeur, ouvrant la voie à l’usage par Damas et par d’autres des armes prohibées. Dépositaire du protocole de Genève de 1925 et artisan de la convention de 1993, la France a une responsabilité morale particulière qui lui interdit l’inaction.

Intervenir à deux ou trois en bombardant quelques cibles symboliques pour se donner bonne conscience risque d’être un coup d’épée dans l’eau. Tant qu’à prendre des libertés avec la légalité de l’ONU, il faudrait envisager une intervention substantielle à même d’affaiblir considérablement les capacités militaires de Damas, et cela dans le cadre d’une stratégie ayant pour but de soutenir sérieusement les composantes laïques et modérées de l’opposition, y compris la résistance kurde, et d’obtenir de l’Arabie Saoudite, du Qatar et de la Turquie qu’ils mettent un terme à leur complicité avec les mouvements jihadistes. Une telle détermination politique pourrait obliger les tenants du régime syrien et leurs alliés, mais aussi l’opposition syrienne immature et fragmentée, à s’engager dans la recherche d’une solution négociée pour mettre un terme à la tragédie syrienne qui n’a que trop duré.

Kendal Nezan, président de l’Institut kurde de Paris.

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