Syrie: « On ne doit pas regarder son prochain crever sans rien faire pour le secourir »

Les Syriens qui combattent leur Etat sont indéfendables. Trop barbus pour être honnêtes, fratricides de surcroît, ils déstabilisent le Proche-Orient et pourraient provoquer une troisième guerre mondiale en s’obstinant à défier les lois de la géopolitique. Donc, il ne faut pas défendre les Syriens.

المندسون 1 from abou naddara on Vimeo.

Mais que faire alors face au spectacle de l’indignité transmis quasi en direct de Syrie depuis 2011 ? Ce spectacle est sans précédent. Jamais crime contre l’humanité n’a été filmé au jour le jour, mis en spectacle avec le concours des victimes et des bourreaux, diffusé sur les télévisions et médias sociaux, entrecoupé de publicités, consommé par le grand public, coté sur le marché de l’art.

« Criminel contre l’humanité »

Au temps d’Auschwitz, seul Dieu était censé voir ce qui se passait sous les douches. Il a donc fallu attendre la libération des camps pour que des cinéastes accrédités puissent filmer des preuves du crime, reconnues comme telles par l’instance judiciaire. Les images n’en ont pas moins paru insoutenables, y compris aux yeux des criminels nazis qui ont eu droit à une projection spéciale au tribunal de Nuremberg : l’un d’eux éclatera alors en sanglots tandis qu’un autre se couvrira le visage d’une main tremblante.

Il en va de même des villageois voisins des camps, qui se sont toujours défendus d’avoir vu le crime malgré la puanteur des chairs humaines dont ils étaient imprégnés. Car il est écrit qu’on ne doit pas regarder son prochain crever sans rien faire pour le secourir. Dieu lui-même sera remis en question pour s’être résigné au spectacle de la mort de ses créatures représentées sous les traits de sous-hommes. Et l’humanité finira par assumer ses responsabilités en reconnaissant un principe juridique nouveau : la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine.

Consacré par le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme, ce principe suppose que la personne humaine ne soit pas traitée comme un moyen, mais comme une fin en soi. Par conséquent, un chef d’Etat qui gaze ses concitoyens en les traitant de microbes ou de fanatiques s’appelle désormais un criminel contre l’humanité.

Or, le chef d’Etat syrien a bien fait cela sans être disqualifié pour autant. Il apparaît plutôt sous les traits d’un gentleman défendant ses vues dans les plus grands médias du monde, tandis que ses victimes apparaissent comme des individus privés de dignité, confondus avec des communautés religieuses ou des hordes de réfugiés. C’est comme si l’on représentait le criminel nazi à travers la figure de l’homme banal révélée au procès d’Adolf Eichmann, et les victimes comme des fanatiques sévissant dans un exotique ghetto de Varsovie.

Le storytelling du criminel

Pour en arriver là, il a suffi de laisser aller le cours des choses. Les experts ont continué à représenter la société syrienne en utilisant les bonnes vieilles catégories héritées du XIXe siècle, alors même que cette société était en pleine transition démographique, ainsi que le reste du monde arabe.

De leur côté, les médias ont continué à représenter les Syriens à travers le prisme de la géopolitique, la religion ou l’exotisme, alors que ces mêmes Syriens manifestaient dans les rues en criant leur attachement à la commune humanité. Aujourd’hui encore, les journalistes du monde entier se rendent à Damas pour interviewer Bachar Al-Assad, lequel a pourtant décrété un black-out médiatique sur le pays en 2011, ce qui lui permet d’imposer ses vues en prétendant combattre des fanatiques.

Quant à la société syrienne, elle demeure privée de la possibilité de produire sa propre image indépendamment des médias enfermant les Syriens dans une image de victime qui incite au voyeurisme ou à la compassion. Il paraît dès lors difficile de voir dans les Syriens des membres à part entière de la famille humaine.

Difficile aussi de croire qu’il y a en Syrie une société civile en proie à un Etat criminel armé par la Russie, lorsque le président américain et Prix Nobel de la paix affirme du haut de la tribune de l’ONU : « Si nous sommes honnêtes, nous devons comprendre qu’aucune puissance extérieure ne pourra forcer les différentes communautés religieuses ou les communautés ethniques à coexister longtemps. »

Autant dire que les Syriens sont indéfendables parce qu’ils sont représentés sans dignité ou parce que le spectacle de leur indignité s’impose comme une évidence. Mais que faire alors, chère famille humaine, face à ce spectacle qui donne raison à Dostoïevski, selon lequel l’homme est une ordure, il s’habitue à tout ?

Abounaddara est le nom d’un collectif de cinéastes syriens. Pour des raisons de sécurité, les signataires de cette tribune souhaitent conserver l’anonymat.

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