Syrie : vers un triple protectorat

Sept ans après le début des protestations pacifiques qui demandaient une libéralisation du régime de Bachar al-Assad, la chute simultanée de l’enclave insurgée de la Ghouta, près de Damas, et celle du canton kurde d’Afrin, sur la frontière turque, indiquent un tournant dans la guerre. Malgré les déclarations publiques sur le martyre de la Ghouta et les déplacements forcés des populations kurdes, ces opérations se sont faites dans un relatif consensus. Les pays occidentaux ont acté le fait que les enclaves sont perdues et n’ont rien fait de concret pour les protéger. De même, les Russes se sont retirés d’Afrin, donnant le feu vert à l’offensive turque ; les Etats-Unis ont choisi la neutralité pour éviter de dégrader un peu plus leurs relations avec Ankara. Le régime syrien, loin d’aider son ancien allié, en a profité pour éliminer le PKK du quartier kurde d’Alep. Rappelons que le PKK est revenu en Turquie en 2012 à l’initiative de Damas qui évacue alors les régions kurdes dans le but de diviser l’insurrection. La coopération entre le PKK et le régime de Damas a notamment été cruciale dans la chute d’Alep en décembre 2016 en interdisant à l’insurrection de briser le blocus qui l’asphyxiait. A court terme, les dernières enclaves insurgées, notamment celle près de Hama, devraient tomber achevant l’homogénéisation politique des territoires et stabilisant les frontières qui les séparent. Désormais l’Iran, la Turquie et les Etats-Unis contrôlent une partie de la Syrie, chacun appuyé sur un allié local étroitement dépendant de celui-ci pour sa sécurité.

Contrairement à une idée qui ne cesse pas d’être fausse pour avoir été rabâchée, cette trajectoire de la guerre civile, qui aboutit à un triple protectorat, n’était pas jouée d’avance. Seule l’intervention du Hezbollah, en accord avec Téhéran, a permis, au printemps 2013, d’éviter la chute du régime syrien, alors en pleine déliquescence. Dans les années qui ont suivi, les grandes offensives terrestres qui ont permis la reprise de la majorité du territoire syrien ont été menées avec les troupes du Hezbollah. Les bombardements russes après 2015, qui ont essentiellement visé les populations civiles sous couvert de combattre les jihadistes, ont joué un rôle moins décisif. En conséquence, l’Iran a remporté une victoire essentielle dans la constitution d’une zone d’influence qui va, à des degrés très différents, de l’Afghanistan au Liban en passant par le Yémen et l’Irak.

La domination actuelle de l’Iran sur la Syrie s’explique en grande partie par les choix de la présidence Obama. Après une phase de soutien limité aux insurgés et le refus de mettre en place une zone d’exclusion aérienne pour protéger les civils, les Etats-Unis décident, à l’automne 2013, de ne pas réagir au bombardement chimique contre la population syrienne et facilitent l’entrée de la Russie, jusque-là très discrète, dans le conflit syrien. Cette phase de désengagement se termine quand les Etats-Unis se trouvent obligés d’intervenir contre l’Etat islamique. Mais, au lieu d’utiliser l’insurrection syrienne, le gouvernement américain va s’appuyer sur le PKK (par sa branche locale, le PI). Les Etats-Unis vont donc armer et entraîner des milliers de combattants sous commandement du PKK. Bien que l’Etat islamique ait pour l’essentiel été liquidé après la prise de Mossoul et de Raqqa, la présidence Trump renforce aujourd’hui sa présence militaire en Syrie. L’ennemi est désormais l’Iran pour un Président qui n’a eu de cesse de dénoncer les accords sur le nucléaire signés par le président Obama.

La tripartition de la Syrie amène à penser que les grandes opérations militaires sont terminées pour les années qui viennent, car un affrontement entre les trois puissances tutélaires est peu probable. Les Etats-Unis ont brutalement réagi à une opération de mercenaires russes contre une de leurs bases à Deir el-Zor, et le renforcement récent de leur dispositif devrait dissuader toute initiative semblable à l’avenir. A l’inverse, il n’est guère envisageable que le gouvernement américain lance une offensive contre le régime, faute d’alliés locaux suffisants, de vision stratégique et de soutien politique aux Etats-Unis. Pour sa part, l’Iran a tout à perdre d’un affrontement direct avec les Etats-Unis et cherche, via le Hezbollah, à consolider sa présence militaire dans le sud. Les récents bombardements israéliens qui visaient l’Iran et le Hezbollah ont d’ailleurs été sans effets majeurs. Enfin, les zones sous contrôle turc sont maintenant sanctuarisées, à l’exception partielle d’Idlib, et la Turquie cherche à négocier son retrait, plus qu’à avancer les intérêts de l’insurrection. De même, quoi qu’en dise le président Erdogan, la Turquie ne lancera pas une offensive plus à l’est contre le PKK si des soldats américains sont présents.

Il y a, par ailleurs, peu de chances de voir un accord diplomatique entre les trois puissances dans les prochaines années. Malgré son hyperactivité, la diplomatie russe ne cherche pas tant à trouver une solution qu’à entretenir le conflit pour rester un acteur incontournable. Cette modalité de gestion des crises rappelle la façon dont la Russie crée et entretient les conflits dans l’espace post-soviétique. La Turquie et l’Iran peuvent trouver un accord dans la mesure où la demande centrale de la Turquie n’est plus un changement de régime, mais la liquidation du PKK. Or, cet objectif est aussi celui de l’Iran et du régime syrien qui n’a jamais accepté les demandes d’autonomie des Kurdes en Syrie. Le véritable problème tient aux positions inconciliables de l’Iran et des Etats-Unis. Pour ces derniers, leur retrait de Syrie n’est envisageable que moyennant des garanties sur une neutralisation stratégique de la Syrie, ce que l’Iran n’a aucune raison d’accepter. En particulier, la question d’une évacuation du Hezbollah du sud de la Syrie est centrale pour la présidence Trump dans la mesure où sa présence est perçue comme une menace par Israël. Or, pour le Hezbollah, une présence militaire dans le sud de la Syrie est une excellente dissuasion contre une opération israélienne comme celle menée en 2006.

Le jeu diplomatique semble donc gelé au moins jusqu’à la fin du mandat Trump. Les évolutions viendront peut-être des dynamiques internes à ces trois régions. D’une part, les tensions peuvent s’aggraver entre le Hezbollah et le régime syrien dans la mesure où ce dernier, dont la brutalité reste intacte, va chercher à reconquérir son autonomie. D’autre part, la région dominée par le PKK est en fait largement arabe ; il n’est pas sûr que le culte de la personnalité d’Öcalan, le leader historique du PKK, y fasse consensus. De plus, le PKK éprouve de sérieuses difficultés à gérer une région de facto sous embargo qui vit de grandes difficultés économiques. Le régime syrien travaille d’ailleurs à retourner les tribus arabes de Deir el-Zor pour déstabiliser le territoire sous protection américaine. Enfin, la région sous domination turque fonctionne essentiellement comme une zone tampon au service de la Turquie. De plus, l’appui d’Ankara aux milices turkmènes, au nom de la solidarité turcique, crée des mécontentements chez les autres ethnies. On l’a compris, les grands perdants de ces évolutions sont les Syriens eux-mêmes, passés sous protectorat de trois pays étrangers, sans perspective de reconstruction, ni de stabilisation politique.

Gilles Dorronsoro, professeur de sciences politiques à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, membre senior de l’Institut universitaire de France. Il est co-auteur avec Adam Baczko et Arthur Quesnay de : Syrie, anatomie d’une guerre civile, CNRS Editions, 2016.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *