Taksim : la Turquie polarisée

«Nous voulons faire beaucoup plus pour notre peuple mais nous sommes entravés par cette chose qu’ils ont inventée et qu’ils appellent la séparation des pouvoirs.» Ce sont là les propos de Recep Tayyip Erdogan, tenus voici quelques mois, à Konya, en Anatolie centrale, berceau des «tigres anatoliens», ces hommes d’affaires conservateurs. Bien qu’il ne se soit pas vraiment laissé encombrer par cette règle fondamentale de la démocratie, c’est la première fois que le Premier ministre turc avouait publiquement le peu de cas qu’il fait du principe de la séparation des pouvoirs. La question que l’on serait tenté alors de poser est la suivante : comment l’annonce de la destruction d’un petit parc d’Istanbul peut-elle entraîner des protestations aussi déterminées dans un pays où le Premier ministre se permet de remettre en cause sans ambages le principe-clé de la démocratie parlementaire sans que cela suscite un tremblement de terre politique ou médiatique.

Il faut en rechercher l’explication du côté de la polarisation de la société turque et du sens que revêt la place Taksim, ce lieu de mémoires, millefeuille de symboles au cœur de la ville.

La polarisation, stratégie d’Erdogan. Etait-ce une fatalité que l’AKP, parti de Tayyip Erdogan, s’appliquât à élaborer du «nous» et du «eux», à partir du moment où il prenait les rênes du gouvernement turc ? Etait-il contraint de produire des représentations aptes à cliver la société entre séculiers et musulmans conservateurs ? Après tout, le parti s’engageait à fonctionner dans le cadre d’un régime laïc et républicain.

On pouvait légitimement émettre l’hypothèse qu’à terme, les modes de vie des populations musulmanes conservatrices d’une part, et séculières de l’autre, ne pouvaient que converger. On pouvait compter sur les mécanismes de marché et de communication pour diffuser les mêmes normes de consommation. On pouvait tabler sur la passion commune de l’ensemble de la société pour les centres commerciaux et pour les séries télévisées made in Turkey pour diffuser les mêmes désirs et aspirations. Bien que ces convergences soient partiellement à l’œuvre, on peut dire, avec un regard rétrospectif, que ce scénario de la convergence n’a pas eu la préférence, et c’est le moins qu’on puisse dire, du Premier ministre. Alors que s’installait un consensus social porté par les succès économiques et sociaux de ce gouvernement, par les chiffres élevés de la croissance, par la montée en puissance du rôle régional de la Turquie, par la promesse de paix avec le PKK, M. Erdogan s’ingéniait à rappeler l’inspiration confessionnelle et morale de sa politique, autant sur la scène intérieure qu’internationale. Populiste, il choisit pour défendre son action des arguments puisés au registre de «notre morale», «nos coutumes» et rarement dans celui du droit. Pour accompagner sa réforme de l’enseignement, Erdogan déclare souhaiter une jeunesse religieuse ; pour accompagner la nouvelle réglementation qui limite le périmètre de la consommation d’alcool, présentée comme une réforme de santé publique, il déclare qu’elle se justifie par des raisons morales et traite d’alcooliques ceux qui ne sont pas tenus par cet interdit. C’est parce qu’ils sont «nos frères» que la Turquie soutient les Palestiniens et non pour la justesse de leur cause. Erdogan est loin d’ignorer que cette morale, ces coutumes, ces fraternités ne sont pas forcément celles des 50% qui n’ont pas voté pour l’AKP, mais il tient justement à associer l’islam à l’action de son parti. A la manière des frères musulmans, il rend visible l’aspect «conservateur» de son action.

Taksim, symbole kémaliste.

En quoi l’arrachage des arbres du parc Gezi avait-il vocation à cristalliser le ras-le-bol d’un grand nombre de Stanbouliotes ? Les commentateurs l’ont souligné, la place qui abrite ce parc est emblématique. Ces emblèmes se recouvrent en plusieurs strates, historiques et sémiologiques… Effeuillons.

Taksim se situe à l’extrémité de l’ancien quartier de Péra qui abritait ambassades et représentations européennes. Ignoré superbement des communautés de la péninsule historique et des quartiers religieusement homogènes, Péra s’est transformé dans l’imaginaire de la ville, à partir du XIXe siècle, en lieu de toutes les tentations. Eglises monumentales, ambassades somptueuses, sièges sociaux des banques modernes y furent construites en ce siècle, transformant ce quartier en tête de pont de la mutation des modes de vie à Istanbul, de l’abandon de la maison turque, le konak, au profit de la vie en appartement, de la modernité architecturale, des loisirs à l’européenne. L’immigration des Russes blancs fuyant la révolution et qui trouvèrent asile dans les restaurants et bars du quartier acheva de parfaire l’image d’Epinal.

Aujourd’hui c’est dans les meyhane, littéralement maisons de vin, de ce quartier que viennent se détendre les Stanbouliotes, femmes et hommes ensemble. C’est un mode récréatif que ne partagent pas les musulmans conservateurs, et s’ils passent dans la rue Istiklal, l’ancienne Grande rue de Péra, ils ne s’attardent pas pour siroter un verre de raki. Artère culturelle de la ville, la rue Istiklal est le siège de galeries d’art, de centres culturels, de la movida turque qui accueille festivals et biennales. Là encore turbans et moustaches à la Erdogan ne sont pas légion. Toucher à Taksim, c’est menacer ces conduites festives et la culture de loisirs séculiers.

La place Taksim entoure un monument à la gloire de la guerre d’indépendance et de la république turque. Lieu des célébrations kémalistes, c’est là qu’ont paradé, pendant des décennies, militaires et écoliers pour célébrer la république et la «fête des enfants». L’AKP privilégie néanmoins une autre historiographie. Le nouveau récit officiel de l’histoire turque minimise le moment républicain et relie presque sans transition l’histoire de la Turquie contemporaine aux heures glorieuses de l’Empire ottoman conquérant. Ainsi, lorsqu’il s’occupe de réaménager cette place, Erdogan s’expose à la suspicion de trahir la mémoire républicaine, kémaliste, du pays.

Taksim a représenté l’espoir d’une croissance urbaine moderne, planifiée. En 1936 l’architecte français Henri Prost a été invité à concevoir un plan d’urbanisme pour Istanbul et à réaménager la place où siégeaient une monumentale caserne de l’artillerie ottomane et un cimetière arménien. Prost développe son plan selon sa devise «Istanbul, ville verte d’où émergent les gloires du passé» et fait raser caserne et cimetière pour aménager le parc Gezi conçu comme la tête de pont d’une coulée verte s’étendant vers le nord de la ville. Le parc est une survivance de ce plan.

Taksim est le lieu des rassemblements contestataires et des défilés du 1er mai. Entachée d’un souvenir tragique, celui du 1er mai 1977, où des coups de feu anonymes ont fait 34 morts, la place continue d’être défendue par les syndicats ouvriers comme le lieu symbole de leurs luttes. Le nouveau plan d’aménagement qui livre le parc au commerce et aux résidences de luxe s’accommode mal de la vocation contestatrice de la place Taksim.

Riche de ces mémoires qui se superposent et de symboles qui s’enchevêtrent, la place Taksim n’est pas facile à reconfigurer. Loin de favoriser le réaménagement de cet espace, les processus de polarisations à l’œuvre ont entravé la recherche d’un consensus. L’étape de concertation et de consultation ne fait pas vraiment partie des préalables des projets urbains en Turquie. Les contestataires de Taksim ont commencé par réclamer en priorité l’institutionnalisation de procédures participatives, de canaux de communication fluides avec les pouvoirs publics, l’ouverture d’un espace de débats qui permette aux Stambouliotes de se réapproprier de leur ville. Cela restait encore du domaine des possibles jusqu’au 15 juin. On peut désormais craindre que, faisant preuve d’une rare violence et au mépris des droits élémentaires, les attaques policières des 15 et 16 juin aient privé le Premier ministre des cartes qu’il avait en main pour arrêter sa dérive autoritaire. Sur le terrain de la légitimité, Tayyip Erdogan est maintenant en train de perdre.

Par Nora Seni, professeure à l'Institut français de Géopolitique, Université Paris-VIII, ancienne directrice de l'Institut français d'études anatoliennes à Istanbul (jusqu'en septembre 2012). Auteur de «Polarisations d’une société en mutation culturelle», Hérodote, 148 p., 2013.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *