Tchernobyl est ce qui nous arrive

« Ce qui arrive »… C’est ainsi que s’intitulait l’exposition conçue par Paul Virilio, à la Fondation Cartier, en 2002. Une invitation à se pencher sur les accidents industriels du XXsiècle, pour montrer les conséquences inévitables de notre course effrénée vers un avenir prospère.

Parmi ces accidents majeurs, la catastrophe de Tchernobyl occupe une place à part, car elle interpelle radicalement nos notions d’espace et de temps, sans même parler des conséquences sanitaires pour les 8 millions de personnes, dont 2 millions d’enfants, qui vivent toujours dans les territoires contaminés de la Russie, de l’Ukraine et de la Biélorussie. Il suffit, pour imaginer les ravages de la catastrophe, de sillonner, comme je l’ai souvent fait, la prétendue « zone interdite » autour de la centrale sinistrée, qui s’étire sur 2 600 km2.

On peut imaginer cette zone comme un petit pays européen, tel le Luxembourg, qui a pratiquement la même superficie. Ce petit pays avait sa capitale, Pripiat, une ville nouvelle, moderne et aisée, bâtie pour loger le personnel de la centrale nucléaire qui, à terme, allait devenir la plus grande centrale de l’URSS, puis du monde entier.

Un concentré d’Ukraine

Ce pays possédait sa province, la très ancienne ville de Tchernobyl, connue depuis la Rus de Kiev [du IXe au XIIIe siècle] et dont l’histoire est un concentré du sort mouvementé et tragique de l’Ukraine, et notamment de son importante communauté juive exterminée par les nazis.

Ce pays, dont les paysages ressemblent étrangement aux Landes, est tantôt plat tantôt vallonné, boisé, marécageux. Quelques dizaines de villages y abritaient une importante population paysanne. Il s’agit d’une partie de la Polésie, région historique située aux confins de la Pologne, de l’Ukraine et de la Biélorussie, considérée comme la patrie des Slaves de l’Est.

Viscéralement attachés à leur terre, ces paysans ne quittaient presque jamais leur village et, même embrigadés dans des kolkhozes, gardaient leurs us et coutumes ancestraux, leur riche folklore et produisaient des objets d’artisanat uniques.

Bien évidemment, ce pays possédait sa source d’énergie, la centrale. Il y avait même là une présence militaire : la cité secrète portant le nom de code « Tchernobyl-2 » qui desservait le plus grand radar soviétique destiné à la détection précoce de missiles intercontinentaux américains.

Ajoutons que ce pays possédait un nœud ferroviaire important, des routes goudronnées pour aller en Biélorussie ou à Kiev et une navigation fluviale qui reliait la Biélorussie frontalière à la mer Noire. Industrie, agriculture, commerce, artisanat, navigation, métiers ultramodernes et traditionnels : la contrée de Tchernobyl avait tous les atouts pour mener une vie normale et heureuse.

Un paysage post-apocalyptique à la Philip K. Dick, où la nature luxuriante n’a pas encore entièrement englouti les ruines et où le gigantesque grillage rouillé du radar de 150 mètres de haut et de 500 mètres de long s’élève au milieu des forêts peuplées d’animaux sauvages.

Or le 26 avril 1986, cette normalité a basculé en l’espace de quelques secondes. La population de 130 000 personnes au total fut entièrement évacuée. La ville modèle de Pripiat, contaminée au plutonium, ne sera plus habitable pour les 240 000 prochaines années. Les autres territoires du petit pays, contaminés au césium 137 et strontium 90, pourront être cultivés dans les décennies ou les siècles à venir, mais les villages sont détruits et il faudra recommencer alors de zéro, à proximité de la plus grande décharge nucléaire de la planète où, dans près de mille sites de stockage de déchets radioactifs, se trouvent des millions de tonnes de métaux contaminés, et d’autres débris irradiés.

Plus d’industrie, plus de production d’électricité, plus d’agriculture, plus de navigation, plus de commerce, à l’exception du trafic du métal et du bois contaminés. Un paysage post-apocalyptique à la Philip K. Dick, où la nature luxuriante n’a pas encore entièrement englouti les ruines et où le gigantesque grillage rouillé du radar de 150 mètres de haut et de 500 mètres de long s’élève au milieu des forêts peuplées d’animaux sauvages.

Au péril de leur vie

Et pourtant, la « zone interdite » n’est pas vide. Y travaillent et y habitent par intermittence quelques milliers d’individus : des forestiers, des policiers, des personnels qui surveillent le niveau des radiations, d’autres qui entretiennent les sites de stockage de déchets nucléaires ou empêchent la pollution des nappes phréatiques. Je n’énumère que quelques métiers de ces anges gardiens ukrainiens qui nous préservent de la contamination radioactive au péril de leur vie.

Ce pays, ce « Luxembourg » se trouve au centre géographique de l’Europe. Depuis Fukushima, on ne peut plus accuser le système soviétique d’être à l’origine de l’accident. Que ce soit un modèle imparfait du réacteur, une erreur humaine, un tsunami ou un attentat terroriste, on sait désormais que le risque d’un accident nucléaire ne peut jamais être égal à zéro.

Sommes-nous prêts à assumer ce risque ? Trouverons-nous des dizaines ou des centaines de milliers de liquidateurs pour enrayer les conséquences d’un accident nucléaire majeur ? Serons-nous prêts à reloger des dizaines ou des centaines de milliers de personnes et perdre une partie du patrimoine national ?

Lorsque nous réfléchissons à l’avenir du nucléaire, l’image de ce petit pays jadis florissant, un morceau de notre planète, transformé en une ruine inhabitable, doit rester durablement présent à notre conscience. Tchernobyl, c’est ce qui arrive.

Galia Ackerman, journaliste d'origine russe et traductrice. Il est l’auteur de Tchernobyl, retour sur un désastre (Folio, 2007). Elle vient de publier Traverser Tchernobyl (Premier Parallèle, 236 pages, 18 euros).

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