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China City, carton-pâte impérial à L.A. (2/9)

Le Plaza à China City, Los Angeles, 1940. Photo Mary Evans. Rue des Archives
Le Plaza à China City, Los Angeles, 1940. Photo Mary Evans. Rue des Archives

C’est la fin des années 30, nous sommes à Los Angeles. Mettons qu’il vous prenne l’envie de vous évader. Vous en avez assez de la vie moderne et trépidante, et voulez passer un peu de temps de loisir dans un endroit qui vous sorte du quotidien, vous amuse et vous fasse rêver. Bien sûr, il y a le cinéma. Bien sûr, il y a les piers des plages de Venice ou Santa Monica, où vous trouverez les mêmes manèges qu’à Coney Island (New York). En fait, vous voudriez un mélange des deux : un parc d’attractions qui vous raconte l’histoire d’un film, ou un film dans lequel vous pourriez vous promener. Eh bien, armez-vous de patience, car ce n’est pas avant 1955 qu’est inauguré Disneyland, ouvrant officiellement l’ère du mariage de l’industrie du cinéma avec celle des loisirs.

Sauf qu’entre 1938 et 1948, vous pouvez déjà aller visiter China City, située juste à la lisière du centre-ville de Los Angeles.

China City n’est pas une ville, et n’est pas chinoise. Personne n’y habite. Héritière des villages exotiques des expositions universelles et annonciatrice des parcs à thème, China City n’est qu’un décor, pour une bonne part conçue par les studios de Hollywood. Mais ce décor n’est pas destiné à être filmé : il est fait pour être visité. Il s’agit d’un dispositif de simulation du monde (1). China City abrite une centaine de boutiques et de restaurants plus ou moins exotiques, où officient des habitants de Los Angeles d’origine chinoise, déguisés pour l’occasion en sujets de l’empire du Milieu. Les visiteurs - touristes ou habitants de la ville, pour la plupart d’origine européenne - s’y rendent en famille pour manger dans des restaurants «typiques», où l’on sert une nourriture asiatique adaptée au goût occidental. On y achète des souvenirs : éventails, fleurs en tissus, gratte-dos, pyjamas de soie, bijoux de pacotille, etc. - pour beaucoup fabriqués au Mexique. On y assiste à des spectacles prétendument chinois. On visite le temple, la pagode, la maison de thé. On rêve devant l’étang aux nénuphars. On s’y fait dire l’avenir par un Italien déguisé en Chinois. A un moment où il est impensable, pour des raisons pratiques, économiques et politiques, d’aller faire du tourisme en Chine, on a un morceau de Chine à portée de la main.

Vraiment ? Certes, une (vraie ?) pierre de la Muraille de Chine est spectaculairement encastrée dans le mur ceinturant China City, et certains éléments du décor viennent bien d’Asie. Mais China City est un pur simulacre, c’est-à-dire une copie de quelque chose qui n’existe pas. Le pittoresque paysage de China City ne trouve guère d’équivalent que dans les précieux motifs des porcelaines bleues et blanches produites en masse en Chine pour le marché occidental, qui n’évoquaient rien de la Chine mais illustraient parfaitement le rêve orientaliste. Une Chine aimable et pittoresque, figée dans le passé et réduite à quelques stéréotypes exotiques, qu’on trouvait déjà fixés dans les gravures illustrant les récits des voyageurs européens du XVIIe siècle.

Rizières en terrasses

La balade en pousse-pousse constitue une des principales attractions de China City. Le pousse-pousse - peu importe qu’il ait été inventé au Japon en 1870 par un résident américain - est considéré comme un moyen de transport typiquement chinois, attestant de l’arriération d’une société qui réduit l’être humain à sa fonction motrice. Les visiteurs, et plus souvent les visiteuses, de China City peuvent en visiter les pittoresques ruelles à l’occasion d’une course brinquebalante, tirés par les bras vigoureux d’un coolie qui commente les lieux. Comme au cinéma : la Chine dans un fauteuil, qui défile sous vos yeux grâce au panorama déroulé par un travelling, avec les explications en voix off. Ou comme à Cosney Island, dans les montagnes russes. A la fin de sa visite, vous pouvez pour quelques cents de plus vous faire photographier dans le pousse-pousse, joli souvenir qui prouve que vous y étiez. Où ? On ne sait pas trop.

La ferme de Wang est l’autre attraction phare de China City. Wang est le héros d’une grosse production de la MGM, The Good Earth, qui fait un tabac à sa sortie en 1937. Le film, inspiré d’un fameux roman de Pearl Buck, raconte la vie d’un pauvre fermier chinois et de sa famille, confrontés aux vicissitudes de l’histoire. La MGM avait envoyé en Chine une expédition qui ne ramena pas moins de 18 tonnes d’accessoires, pour (re)construire à quelques kilomètres de Hollywood un morceau de Chine, avec ses rizières en terrasses, ses buffles d’eau, son village, sa muraille, ses pousse-pousse… et la ferme du protagoniste. C’est dans ce décor, plus vrai que nature, que le film fut tourné. Et c’est cette ferme que la MGM fait transporter à China City, avec sa basse-cour et ses outils agricoles. Un figurant qui incarne Wang la fait visiter. Cette attraction, présentée comme une «production de la MGM», serait à la fois un authentique décor de cinéma et une vraie ferme, qui permet aux visiteurs de s’évader en même temps et non sans quelque contradiction vers Hollywood et vers la Chine.

Les visiteurs de China City sont enchantés. Il faut prendre l’expression au sens propre : il s’agit bien d’une magie opérée par les lieux, qui les transporte à bon compte hors de leur espace-temps, hors de leur réalité banale et quotidienne pour leur permettre de s’évader - s’ils mettent en pause leur jugement critique - dans le monde merveilleux de Hollywood et de la Chine éternelle.

Pour la population sino-américaine de Los Angeles - en particulier ses membres qui travaillent à China City -, c’est une autre histoire. L’ancienne Chinatown de la ville - un taudis, disait-on - a été rasée dans les années 30 pour faire place à la grande gare d’Union Station. C’est à côté de ses ruines qu’a été construite China City, sans que les anciens habitants de Chinatown soient associés au projet ni qu’on ait pensé à les reloger. China City fut conçue et financée par des Américains d’origine européenne ; elle était destinée à ceux-ci.

Nouvelle Chinatown

Pourtant, China City a joué un rôle important et positif dans l’histoire de la communauté sino-américaine de Los Angeles. Le quartier offrait à ses membres - hommes et femmes - des emplois et des opportunités économiques, dans un contexte où prévalait l’exclusion. Il présentait une image charmante et innocente de la Chine, se démarquant des figures fantasmatiques du «péril jaune», de Fu Manchu, de la guerre des Triades, des fumeries d’opium et de la traite des Blanches qui alimentaient jusqu’alors la sinophobie américaine, notamment entretenue par Hollywood. Elle permettait aux personnes qui y travaillaient, mais aussi aux familles sino-américaines qui s’y rendaient, parfois à l’occasion d’événements comme le nouvel an chinois, d’y jouer un rôle et de s’y livrer à des activités sur lesquelles pouvait se fonder une nouvelle construction identitaire : celle d’une communauté fière de sa culture, qui ne reniait pas ses origines mais s’affirmait en même temps comme pleinement américaine.

China City fut un des cadres où l’identité chinese-american s’est épanouie, et où la communauté sino-américaine s’est créée en tant que telle. Ainsi China City fut aussi un lieu d’évasion pour les membres de celles-ci, un lieu où échapper (dans une certaine mesure) au racisme ambiant, où retrouver la Chine de leurs ancêtres (tout du moins sa version hollywoodienne), où célébrer leur identité et leur communauté. Certes sous les yeux curieux de visiteurs davantage venus pour y vivre une expérience de tourisme virtuel que pour y rencontrer une des minorités du melting-pot américain.

Détruite par un incendie accidentel en 1948, China City ne sera pas rebâtie. C’est qu’entre-temps s’est construite, un peu plus loin et cette fois sur l’initiative d’hommes d’affaires sino-américains, la nouvelle Chinatown de Los Angeles. Tout aussi pittoresque que China City si ce n’est plus authentique, elle offre aux touristes, nombreux à la visiter, les mêmes possibilités d’évasion - le cinéma et les pousse-pousse en moins.

Par Jean-François Staszak , Professeur de géographie à l’université de Genève.

(1) Pour en savoir plus : Simulations du monde. Panoramas, parcs à thème et autres dispositifs immersifs, Estelle Sohier, Alexandre Gillet et Jean-François Staszak (dir.), Métis Presses, 2019.

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