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Redoine Faïd rêverait-il d’être Steve McQueen? (7/9)

Avant sa spectaculaire seconde évasion par hélicoptère le 1er juillet 2018, le braqueur Redoine Faïd, qui doit alors son statut d’ennemi public numéro 1 sans doute autant à sa dangerosité que pour avoir ridiculisé l’Etat et l’administration pénitentiaire, s’était déjà fait la belle le 13 avril 2013 de la prison de Sequedin, près de Lille, où il était détenu pour une affaire de braquage. Après avoir pris quatre membres du personnel en otages, il avait fait sauter les portes de la prison. Si le procès de l’évasion et les commentaires médiatiques afférents sont en tout point fascinants, c’est parce qu’au moins trois récits distincts s’y enchevêtrent.

Tout d’abord le doute. Comment est-il possible, de nos jours, de s’évader d’une des prisons les plus modernes et sécurisées de France, conçue (par ses architectes) et décrite (par les observateurs, sociologues, activistes) comme un dispositif ultra-sécuritaire et anti-évasion ? D’un strict point de vue pratique, comment a-t-il pu faire entrer les explosifs et le pistolet dont il s’est servi ? A-t-il bénéficié de complicités parmi les gardiens ?

Image du film «la Grande Evasion» (1963) avec Steve McQueen. Photo Mirisch. United Artists. The Kobal Collection. Aurimages
Image du film «la Grande Evasion» (1963) avec Steve McQueen. Photo Mirisch. United Artists. The Kobal Collection. Aurimages

Ensuite, le traumatisme. Les victimes ont l’occasion de présenter au procès un récit cathartique, leur version des faits : le travailleur social qui a perdu une partie de son audition en raison de l’explosion, le gardien toujours dans l’incapacité de retourner au travail après plus de quatre années de thérapie, etc.

Troisièmement, le fantasme. Malgré sa violence (qu’il tente de relativiser : «Je ne suis pas un tueur, pas un assassin, pas un fou… Pas un ange») et ses conséquences, Redoine Faïd réifie l’image du beau mec charismatique perpétuant la tradition des cavales spectaculaires, dans le sillage des figures du grand banditisme français que sont Antonio Ferrara, Jacques Mesrine ou Michel Vaujour.

Semer le chaos

Durant le procès, l’avocat de Redoine Faïd provoque des réactions indignées dans le prétoire en affirmant que «l’évasion est consubstantielle à la prison». La remarque est pourtant sociologiquement valide : appareil sécuritaire, ce lieu fermé reste structurellement d’abord et avant tout un dispositif anti-évasion. Son organisation pratique vise autant à produire l’ordre qu’à empêcher les cavales : surveillance constante, rondes, patrouilles périmétriques, etc. Et lorsqu’une fuite survient, elle justifie pour l’institution la nécessité de rétablir son image totale comme lieu de soumission et d’ordre. Et suscite et autorise davantage de rondes, l’intensification de la surveillance et de l’isolement des détenus «à risque», le rajout de filins anti-hélicoptères, le perfectionnement de systèmes de brouillage de portables, l’instauration d’anti-drones, etc. Dès lors, loin de constituer un incident isolé venant semer le chaos dans un milieu habituellement ordonné, l’évasion se pose comme le prolongement de l’ordre du quotidien carcéral, et comme événement révélateur du noyau dur de l’institution.

L’avocat de Redoine Faïd n’hésite pas à s’appuyer sur l’exemple hautement symbolique du comte de Monte-Cristo, le fameux personnage d’Alexandre Dumas, «héros dont nous partageons tous l’espérance de liberté», affirme-t-il. Ces effets de manche et les efforts de séduction de l’avocat cachent probablement une vérité profonde sur l’évasion : le lien étroit qui unit les dimensions manifeste et matérielle de ce fait, et la fascination intrinsèque, voire l’identification ressentie par le spectateur d’une évasion. C’est sans doute dans cet effroi, teinté de séduction, inspiré par l’évadé que se retrouve le mieux l’ambiguïté du héros criminel. Même lorsque le détenu n’a aucune chance, la notion mythique d’une irrépressible soif de liberté venant nourrir son intelligence créative nous séduit. Dans le cas de Redoine Faïd, les caméras de vidéosurveillance avaient filmé le cheminement théâtral à travers la prison de cet homme qui faisait sauter l’une après l’autre les portes le séparant du monde extérieur - images qui avaient du reste été l’objet d’un montage flatteur, largement diffusé à la télévision, dans la presse comme d’un gros buzz sur YouTube.

Dans les pays occidentaux, l’évasion est, quantitativement, un épiphénomène ; les rares évadés, de toute façon, sont vite repris après une piètre et hasardeuse cavale. Pourtant, elle est toujours survisibilisée. Dans les médias, elle attire davantage que le suicide, phénomène d’une tout autre ampleur. Dans les films comme dans les séries, l’évasion n’est jamais loin : Prison Break (saison 1), Orange Is the New Black (saison 3), etc. Lorsque, à l’instar d’Alcatraz, une prison se transforme en musée pour alimenter un tourisme pénitentiaire (très en vogue notamment au Canada et aux Etats-Unis), il faut, pour que la visite soit réussie et l’expérience divertissante, mettre en scène la cavale qui un jour a eu lieu en son sein et la narrer au touriste tout émoustillé. La spectacularisation d’une évasion déforme la réalité carcérale autant qu’elle la reflète.

Elle fascine non seulement parce qu’elle met à l’épreuve la prison et le pouvoir étatique, mais sans doute aussi parce qu’elle fait écho à nos désirs intimes de liberté. Notre fascination pour les évasions est profondément enracinée dans nos fantasmes quotidiens d’échappée belle. La figure de l’évadé vient nous susurrer à l’oreille et à l’âme combien nous voudrions être libres si nous en avions le courage ; ces récits nous titillent, entrent en résonance avec nos pratiques quotidiennes visant à échapper à notre condition, voire à nous-mêmes. L’évasion devient la métaphore de toutes les petites échappatoires qui nous permettent de nous extirper psychiquement d’une situation. La mise en scène de l’évasion carcérale, au journal télévisé, dans une série ou en ligne, peut s’interpréter comme une métaphore du processus par lequel tout un chacun cherche à se libérer - du sexe qui nous est attribué, de la caste qui nous a vus naître, de la misère, d’une situation professionnelle dégradée, d’une société autoritaire, d’un mariage calamiteux, d’une impasse psychologique. L’évasion par l’esprit, ou contre lui d’ailleurs, prévaut aussi en prison : lire et relire le courrier de l’être aimé, s’évader par le haut grâce aux études menées en détention, pratiquer le yoga, tomber amoureux de l’infirmière, se masturber, se droguer, dormir en permanence, produire des écrits politiques, lire de la poésie, se suicider, devenir fou. Fantasmer l’évasion toute la journée dans sa cellule est déjà une manière de détotaliser l’institution et de rester debout face à elle.

Tout le charme des films d’évasion, et de leur icône absolue, Steve McQueen, pour avoir joué à la fois dans la Grande Evasion et Papillon, se trouve précisément dans cette étroite proximité de l’évasion littérale et de son pendant métaphorique. La Grande Evasion met en scène un effort coordonné fondé sur le génie individuel et collectif des divers participants, tous connus pour s’être évadés auparavant. La dimension épique et héroïque du film tient à la manière dont il parvient à imbriquer les côtés romantique et politique de l’évasion. Dès le début, le colonel Von Luger, officier de la Luftwaffe, prévient son alter ego britannique, le capitaine Ramsey : «On ne s’évadera pas de ce camp.» Ici, «ce camp» est une métaphore de la lutte contre l’ordre nazi. Si cette bande de joyeux drilles entend jouer la fille de l’air, ce n’est certes pas pour échapper à des conditions de détention inhumaines : le camp semble fort sympathique, ils sont bien traités, portent des vêtements propres, pratiquent toutes sortes d’activités… à vrai dire, la prison, dans ce film, est franchement irréelle.

S’extirper de l’enfer

Non, c’est au nazisme qu’ils veulent échapper. En même temps, l’évasion a quelque chose de très cool : à l’échelle individuelle, c’est une pratique d’un charme inouï, particulièrement sous les traits de Steve McQueen en héros solitaire. Car si le capitaine Virgil Hilts (McQueen) facilite l’évasion de masse, il n’a pas l’intention d’y participer dans un premier temps. En effet, il préfère s’enfuir seul, poussé par un instinct viscéral, une soif de liberté qui nous fait clairement comprendre que même repris, il essaiera encore et encore.

Dans Papillon, la prison est un cauchemar totalitaire, sadique, meurtrier. Dans cet enfer, Papillon considère à l’évidence l’évasion comme un droit, quelles qu’en soient les conséquences. Lorsque, sur l’île du Diable, il explique son plan à son ami Louis (Dustin Hoffman) - construire un radeau avec des sacs de noix de coco, puis dériver en mer pendant deux jours -, Louis, à la fois enthousiaste et circonspect devant la détermination de Papillon, lui demande prudemment s’il pense que son plan va marcher, et la réponse fuse : «Does it matter ?» Mais Louis, s’il reste toujours fidèle à son ami, choisit dès le début une autre option pour essayer de gérer l’environnement carcéral, le rendre vivable ; sur l’île du Diable, il s’adapte et cultive son jardin. Et quand une fois il s’évade avant de se faire reprendre, c’est contre sa volonté qu’il agit, mais par fidélité à son amitié tendre et absolue avec Papillon, par respect pour l’irrépressible désir d’échapper au cauchemar de son ami.

En ce sens, les attitudes divergentes voire opposées des camarades de Papillon et de Louis face au pouvoir carcéral rappellent des questions infinies : que faire face à la domination, à la contrainte, au pouvoir ? S’adapter ? Faire avec ? Se contenter d’améliorer son quotidien quitte à se soumettre ? Comment résister : par la révolte ou par la fuite, masqué ou à visage découvert ? Faut-il ouvrir un conflit violent, se révolter, s’extirper coûte que coûte et quelle qu’en soit l’issue («does it matter ?»). Choisir le moindre mal ou le plus grand bien ? En ces temps troublés, et devant le durcissement d’un pouvoir politique face aux dénonciations démocratiques des inégalités qu’il aggrave, les films d’évasion restent et resteront des sources d’inspiration à ces questions infinies.

Gilles Chantraine, sociologue, chargé de recherches au Clersé-CNRS, université de Lille. Il a codirigé avec Tomas Max Martin Prison Breaks. Toward a Sociology of Escape, Palgrave, 2018.

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