«Terrorisme», mot à mues

Terrorisme, mot à mues

«Essayer de définir le terrorisme, c’est le meilleur moyen de se fâcher avec tout le monde», prévient le criminologue Alain Bauer. Si les tueries à Charlie Hebdo, au Bataclan ou encore le 11 Septembre ont été immédiatement qualifiés d’attentats terroristes, d’autres événements tragiques font l’objet d’hésitations sémantiques.

La députée travailliste anti-Brexit Jo Cox est-elle la victime d’un terrorisme d’extrême droite ou de l’acte d’un déséquilibré, certes néonazi ? Et que s’est-il passé à Orlando ? Un attentat terroriste islamique ou un crime de masse homophobe ? Les mêmes tergiversations ont entouré la fusillade à l’église noire de Charleston en 2015 avant que ne soit retenu le «crime raciste». «Le terroriste cherche à atteindre un but, contrairement à un dingue qui agit par pure haine. C’est pourquoi il faut enquêter, réunir des preuves car on est toujours à la frontière», souligne le juge antiterroriste Marc Trévidic.

Dans l’affaire Tarnac, voilà sept ans que la justice s’interroge : le sabotage des lignes de TGV relève-t-il du terrorisme «d’une extrême gauche radicale», comme l’affirmait Michèle Alliot-Marie, ministre de l’Intérieur d’alors ? A mesure que le dossier dégonfle, la polémique enfle. Instrumentalisation pour discréditer un adversaire politique désigné comme ennemi ou menace réelle ? L’ordonnance de renvoi a abandonné la qualification terroriste, le parquet a fait appel. La chambre de l’instruction rendra sa décision le 28 juin. Marie Dosé, avocate de deux membres du groupe de Tarnac, estime disproportionnée la qualification terroriste pour l’infraction «dégradation de biens» : «On ne peut pas considérer qu’un acte qui n’entraîne pas une mise en danger délibérée de l’intégrité physique ou de la vie d’individus soit qualifiée de terroriste. Dans son réquisitoire, l’avocat général soutient que provoquer des retards de train sur quarante-huit heures, cela terrorise les gens… Du coup, quand on tire sur des terrasses et qu’on tue des centaines de gens, c’est quoi ? A force de galvauder les mots, de les user jusqu’à la moelle, de multiplier les qualifications terroristes, on croit donner du sens à cette notion mais, en réalité, on lui en enlève.»

Un fourre-tout

Hors des tribunaux, même mise en garde de la part de l’historienne Jenny Raflik : «Il faut se prémunir de la tentation de tout qualifier de terrorisme. L’utilisation du mot est très complexe, on est toujours dans l’instrumentalisation de ceux qui pratiquent le terrorisme et de ceux qui le combattent.» D’autant que le phénomène, nourri de la mondialisation et des progrès technologiques, s’est invisibilisé, et apparaît de plus en plus polymorphe et changeant. Les éléments qui le composent, varient : nature de l’auteur (individus, groupes, Etats), mode opératoire, cible, nombre de victimes, aspects symboliques, motivations et revendications… «Chaque critère distinctif sur lequel pourrait s’appuyer une définition, fait l’objet de vives controverses académiques. Par exemple, réduire le terrorisme aux combattants illégaux ou clandestins, c’est oublier le terrorisme d’Etat. Et est-ce que le terrorisme doit forcément faire des victimes civiles ? Il peut être dirigé contre la nature, l’industrie, l’économie, Internet», remarque le philosophe Michel Terestchenko (1).

Objet aux contours flous, le terrorisme est devenu un fourre-tout qui ne cesse pourtant d’être divisé en sous-catégories. «Aujourd’hui, nous sommes face à une grande diversité de terrorismes, constate le criminologue Bauer. Il y a le terrorisme d’Etat, qui a presque disparu, le terrorisme nationaliste, comme ETA, l’hyperterrorisme, à l’instar du 11 Septembre, le low pain terrorism, ou terrorisme de basse intensité, un homme qui sort de chez lui avec un couteau et frappe n’importe qui au hasard et, dernier en date, avec notamment Magnanville, le terrorisme uberisé, de proximité, où tout est décentralisé, la décision comme les modalités d’intervention. Le terroriste n’est pas un franchisé mais aurait plutôt un statut d’auto-entrepreneur. Curieusement, on voit même émerger un terrorisme honteux, où les auteurs nient le caractère terroriste de leur acte, comme pour les attentats du Thalys ou de Saint-Quentin-Fallavier, alors que d’habitude les auteurs le revendiquent.»

Légalité et légitimité

Qu’est-ce que le terrorisme ? «C’est un vieux serpent de mer !» répond François-Bernard Huyghe, directeur de recherches à l’Iris (2). Plusieurs centaines de définitions existent. «Tout le monde sait a priori ce qu’est le terrorisme : la société se reconnaît immédiatement comme victime. L’émotion suscitée donne à cette notion un faux air d’évidence, mais quand on l’analyse, c’est beaucoup plus complexe», observe Terestchenko. De par son étymologie, le terme renvoie à son impact psychologique, il se construit sur une référence au registre du ressenti et de l’émotionnel. Le mot dérive du latin terrere, «faire trembler». Le terrorisme provoque l’effroi, la peur. Et dès son apparition, il revêt une dimension politique.

Employé la première fois au XIXe siècle, il désigne la politique menée par Robespierre et ses partisans et, par extension, un régime autoritaire dont la violence est dirigée contre son peuple. Loin des acceptions contemporaines, «le terrorisme est ainsi d’abord uniquement d’Etat», souligne l’historienne Jenny Raflik. Puis un renversement total s’opère, le mot change de camp et s’applique à l’action des insurgés polonais contre le gouvernement prussien au XIXe siècle. C’est le siècle des nationalismes, et la définition s’étend aux violences commises par les peuples ou les groupes en lutte pour faire reconnaître les principes de l’indépendance nationale dans un contexte d’occupation étrangère.

Pour Raflik, dès la Révolution française, la notion comprend deux dimensions dont l’articulation brouille les pistes : «La question du degré de rationalité à accorder à des actes de violence exacerbée, et celle du conflit entre légalité et légitimité : le terrorisme peut être légal lorsqu’il est d’Etat, mais il apparaît comme non légitime ; ou il est perçu comme illégal dès lors qu’il est mené contre l’Etat, même si ses acteurs estiment que leur combat est parfaitement légitime.» (3) Le nœud du problème tient à l’appréciation, forcément subjective, de la légalité et de la légitimité d’un acte, de sa conformité avec la loi d’une part et la morale d’autre part. Un cadre de référence fluctuant. Autrement dit, rien ne ressemble plus à un terroriste qu’un résistant. «Les terroristes des uns sont les combattants de la liberté des autres. Mon père résistant s’est fait tuer comme terroriste. Selon les époques, De Gaulle et Mandela étaient des héros ou des terroristes. On entre ou on sort des listes», explique le politologue Huyghe. Certes, le processus de fabrication de l’histoire est sélectif, mais quand on est aux prises avec l’événement, comment opérer des distinctions ? Ce serait «l’objectif» qui donnerait à un acte son caractère terroriste, selon le criminologue Bauer : «Quand ETA a fait sauter la voiture du Premier ministre de Franco en 1973, à Madrid, tout le monde a applaudi. En 1987, ETA a placé une bombe dans un supermarché à Barcelone, faisant 21 morts, tout le monde a été horrifié. Qu’est-ce qui a changé, ETA, la bombe ou l’objectif ?»

Un objet politique

Au fil de l’histoire, le phénomène a dépassé les frontières. Pourtant, il n’existe toujours pas de définition juridique universelle qui fasse l’unanimité. L’approche la plus consensuelle de l’ONU figure dans une résolution de février 2000. Le terrorisme est caractérisé comme un ensemble d’«actes criminels conçus ou calculés pour provoquer, avec des objectifs politiques, un état de terreur dans l’opinion en général ou dans un groupe ou parmi des personnes en particulier». Une définition tellement «large» qu’elle est «en partie inopérante», note Raflik. Aussi imparfaite soit-elle, la définition devait permettre de couper court aux débats sans fin entre Etats au sein de l’Assemblée générale. Sans vraiment y parvenir. Alors, pour sortir de l’enlisement, le Comité contre le terrorisme a annoncé, par un communiqué de presse en 2003, qu’il n’avait «pas l’intention de parvenir à une définition du terrorisme». Renoncer n’empêche pas l’ONU de faire tout de même des listes de terroristes et d’organisations terroristes. «La difficulté à définir ce terme vient de ce que le biais est toujours politique. Il n’y a pas de tiers qui puisse produire une définition universelle. L’ONU n’en donnera jamais, ce serait comme arbitrer le conflit israélo-palestinien. Et puis, les Etats ne veulent pas prendre le risque de tomber sous le coup d’une définition, qui pourrait les mettre en cause», estime le philosophe Terestchenko. Ceci dit, «cette définition juridique n’est pas nécessaire s’il n’y a pas de tribunal pénal international du terrorisme», remarque le juge Trévidic.

Et si le terrorisme était justement cela, une impasse, une discussion sans fin, un objet politique ? «Les terroristes, ce sont toujours les autres. Ce sont ceux qu’on désigne, que les Etats qui se déclarent eux-mêmes victimes, poursuit le philosophe. Le terrorisme se décrète. Il est politique, à géométrie variable, et varie selon les intérêts et les circonstances.»

En France, la loi n’en fait pas un objet spécifique, la qualification terroriste est donnée en raison des circonstances particulières qui entourent des infractions existantes (art. 421-1 et suivants) : atteintes à la vie ou à l’intégrité physique de la personne, atteintes aux biens, blanchiment, délit d’initié ou recel ne sont considérés comme «terroristes» que s’ils sont commis«intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler l’ordre public par l’intimidation ou par la terreur». On ne définit pas, on qualifie. Une pirouette qui fait sens pour Terestchenko : «Elle exprime l’arbitraire de l’Etat, sa liberté de qualifier ou non de terrorisme, elle atteste de sa souveraineté.» La classe politique française semble s’accommoder de cette absence de définition immuable. Manuel Valls n’a-t-il pas dit : «Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser» ? «On voit que pour le politique, il n’y a pas à réfléchir, juste à réagir. Au nom du terrorisme, on peut commettre des actes en contradiction totale avec le droit international, faire assassiner par des individus, par des drones», commente Terestchenko.

«La guerre du pauvre»

Si le terrorisme résiste à toute tentative de définition, c’est la preuve qu’il «n’existe pas», d’après Huyghe : «Il n’y a que des méthodes terroristes. Il consiste uniquement en une stratégie. Certains terroristes disent que c’est la guerre du pauvre.» L’attentat, faute de bombarder. La «méthode terroriste» tient en deux mots dans la bouche du chercheur : du «sang» et du «sens». «C’est de la violence significative qui vise à tuer. Elle renvoie toujours à un référent symbolique. Le terrorisme est un média. Le choix de la cible est porteur de sens : les victimes sont moralement innocentes, certes, mais pour les terroristes, elles sont politiquement coupables.» Ainsi, «le terrorisme essentialise» : «Les individus sont tués pour ce qu’ils sont, pas pour ce qu’ils font. Il s’agit de porter atteinte à l’essence même de notre société, notre mode vie, nos valeurs», d’après Terestchenko. Une analyse partagée par Trévidic : «Le terrorisme est un moyen, pour imposer une vue politique, l’organisation de la société par la violence.» Ainsi défini, il devient possible de trancher, d’évaluer si le terrorisme opère. Affirmatif, pour le philosophe. «Le but du terrorisme contemporain, ce sont des Etats de violence qui s’auto-entretiennent eux-mêmes sur un espace déterritorialisé dans une logique du "eux" et du "nous". Le terrorisme est un piège dans lequel on est tombés.» En répondant à la violence par la violence, l’essence de notre société a changé.

Anastasia Vécrin , Noémie Rousseau


(1) L’Ere des ténèbres, éd. le Bord de l’eau, 2015.

(2) Terrorismes : violence et propagande, éd. Gallimard, 2011.

(3) Terrorisme et mondialisation, approches historiques, éd. Gallimard, 2016.

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