Thomas Piketty a-t-il perdu le nord?

L’essai de l’économiste français Thomas Piketty caracole en tête des ventes en librairie, en Suisse romande aussi. Deux économistes suisses, Jean-Pierre Ghelfi et Beat Kappeler, croisent le fer sur les leçons à retenir de l’ouvrage désormais fameux, «Le capital au XXIe siècle», qui traite des inégalités de richesse et de comment elles se perpétuent.

C’est le livre économique de l’année, celui qui fait le plus parler de lui. Le capital au XXIe siècle (Seuil), de Thomas Piketty, déclenche un engouement et la polémique. A sa sortie en anglais, en avril, il a pris la tête des ventes des essais aux Etats-Unis. La version originale, en français, occupe la même place en France. Idem en Suisse romande, depuis peu (derniers chiffres communiqués par Payot).

La controverse découle du sujet traité par l’économiste: Piketty avance que la concentration des richesses augmente de façon mécanique, seules les guerres exerçant un réel facteur de redistribution. En réaction, il en appelle à la création d’une taxe mondiale sur le capital, idée qui braque nombre de commentateurs. Tout dernièrement, le Financial Times a pointé des erreurs que l’auteur dément. Le Temps a réuni deux économistes suisses pour débattre du travail de Thomas Piketty: Jean-Pierre Ghelfi et Beat Kappeler ne se sont pas ménagés.

Le Temps: Les critiques du «Financial Times» ont-elles ébranlé votre confiance dans la démonstration de Thomas Piketty?

Jean-Pierre Ghelfi: Pas du tout. J’ai le sentiment que le travail de Thomas Piketty n’est pas que son travail. Il s’appuie sur des travaux menés en France, en Angleterre, aux Etats-Unis ou encore dans les pays nordiques par d’autres chercheurs. Tous ces éléments semblent se recouper. Si le Financial Times a d’autres chiffres, qu’il les publie. Or le FT s’est contenté de relever un ou deux éléments factuels. Au surplus, Thomas Piketty écrit à plusieurs reprises dans son livre que les conclusions de son enquête sont fragiles et qu’elles méritent d’être débattues. Il n’a pas la prétention de livrer un travail définitif, mais plutôt d’entrer sur un terrain largement inconnu. Il essaie de voir comment les revenus, et surtout les patrimoines, ont évolué. C’est, je pense, son apport principal. Les critiques du Financial Times ne remettent d’ailleurs pas en cause l’essentiel de son travail.

– Sa conclusion, la concentration du capital, vous surprend-elle?

J.-P. G.: Il y a eu «Occupy Wall Street», ce groupe qui représentait les 99% de la population qui possède peu ou rien, face au 1% qui détient le maximum de richesse. Ce thème monte depuis les années 1980, depuis les salaires mirobolants et complètement injustifiés de certains patrons. Il y a manifestement une concentration des richesses, mais je n’aurais pas imaginé qu’elle prenait les proportions indiquées par Piketty.

– Beat Kappeler, qu’est-ce qui vous dérange dans le travail de l’économiste français?

Beat Kappeler: J’ai été sidéré non pas par la critique du Financial Times, mais par le livre lui-même. Les statistiques, les tableaux ne prouvent pas ce que Thomas Piketty sous-entend. En 100 ans, la période à laquelle il se réfère le plus, le capital rapporté au produit national n’a pas augmenté, la concentration des patrimoines non plus. Au cours de cette période, les guerres et la crise économique des années 1930 ont bouleversé cette répartition, qui est remontée vers son niveau initial à partir des années 1970. Dans certains graphiques ou tableaux, Piketty remet le compteur à zéro dans les années 1950, et montre la concentration dès ce moment-là. Or ce n’est qu’un rattrapage. Il ne manipule pas les chiffres, mais il les choisit soigneusement.

Deuxième reproche, il se vante d’avoir découvert, ou reformulé, plusieurs lois fondamentales du capitalisme. Mais ces lois sont tellement abstraites et faites de suppositions mathématiques qui n’ont rien à voir avec la réalité. Jean-Pierre Ghelfi vient de parler du mouvement des 99%. Dans de grandes parties du livre, Piketty dévie de son sujet et parle de ce 1% des revenus, et non de capital. Et essentiellement aux Etats-Unis. Le tout pour conforter la supputation que nous vivons une spectaculaire injustice.

– Thomas Piketty s’interroge surtout sur la redistribution des richesses créées. Il montre que le marché ne les redistribue pas spontanément, mais que, au contraire, elles se concentrent mécaniquement. Ce point central du livre est résumé par sa formule r > g, r étant le taux de rendement du capital, et g le taux de croissance de l’économie.

B. K.: Non, les richesses ne se concentrent pas! La part des 10% les plus riches est la même qu’en 1900. Le problème est que même si le capital croît plus vite que le produit national, cette formule ne dit rien de la répartition du capital, comme l’a d’ailleurs relevé Mervyn King, l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre. Cela m’a aussi sauté aux yeux. On pourrait d’ailleurs dire qu’une économie qui croît grâce à la technologie, par exemple, doit nécessairement s’appuyer sur toujours plus de capital. Thomas Piketty glisse sur ce sujet en quelques pages, estimant que cette question de la technologie n’est pas importante.

– Jean-Pierre Ghelfi, la période d’observation ne biaise-t-elle pas cette concentration?

J.-P. G.: C’est compliqué. On peut dire effectivement que la répartition des richesses entre la fin du XIXe- début du XXe et aujourd’hui n’est pas très différente. L’argument de Thomas Piketty est que l’on a vécu une situation particulière: deux guerres mondiales, une crise économique et une période postérieure de très forte inflation. Le tout a contribué à niveler la répartition des revenus comme celle des patrimoines. Mais ce n’est pas une hypothèse satisfaisante pour penser que le XXIe siècle devrait revivre des guerres, des crises économiques pour que l’extrême concentration des richesses à laquelle on assiste de nouveau soit résorbée. La situation fin XIXe-début XXe était totalement insatisfaisante. Les 10% des personnes qui ont les patrimoines les plus importants possédaient à elles seules plus de la moitié de la fortune des pays. Nos sociétés, avec leur fonctionnement démocratique, peuvent-elles continuer d’accepter de telles concentrations de richesses? Même The Economist, qui n’est pas de gauche, le reconnaît: trop d’inégalités sont défavorables à la croissance économique. D’ailleurs, ces vingt à trente dernières années, marquées par la concentration des richesses, la croissance a plutôt fléchi.

– Arrêtons-nous sur cette inégalité (l’inéquation r > g). Thomas Piketty en conclut qu’«il suffit aux héritiers d’épargner une part limitée des revenus de leur capital pour que ce dernier s’accroisse plus vite que l’économie dans son ensemble».

B. K.: Effectivement, mathématiquement, c’est vrai. Mais cela ne prouve rien. Je peux inventer des formules, moi aussi. Piketty oublie que la rémunération du capital comporte une rémunération du risque. Il montre aussi comment la crise financière anéantit des milliers de milliards de fortune des classes possédantes, interrompant la course à la concentration des richesses, et contredisant sa formule immuable. Sur le plan théorique, il est parfaitement incohérent. Il a fait un travail de bénédictin, mais il a perdu un peu le nord. Il suppute encore et encore qu’il y a une concentration des richesses, mais ses propres chiffres ne le prouvent que pour ces trente dernières années. D’ailleurs, là aussi, il n’entre dans le sujet que très sommairement. La baisse des taux d’intérêt (quelque 14% dans les années 1980 contre 2% aujourd’hui aux Etats-Unis) a augmenté la valeur des actions, des matières premières. Cela, il ne l’explique pas.

– Cette concentration des richesses ne serait-elle qu’un retour à la normale?

B. K.: Oui, pour la richesse. Pour ce qui est celle des revenus, Thomas Piketty l’attribue aux rémunérations des «super-managers». Mais ce n’est qu’un mot. Depuis les années 1930, les Américains, dont les chercheurs Adolf Berle et Gardiner Means, expliquent bien la séparation, dans la conduite de l’entreprise, entre les propriétaires et les gestionnaires, ces derniers touchant toujours plus d’argent. Piketty ne cite même pas cette référence. Il néglige un autre aspect fondamental: la durée de détention des actions a baissé en trente ans de sept ans à sept mois. Cela explique la position très forte, et contestable, des chefs d’entreprise qui se servent dans la caisse. Piketty n’en dit rien!

– Thomas Piketty a-t-il vraiment perdu le nord?

J.-P. G.: Il fait une enquête, et je ne suis pas du tout le raisonnement de Beat Kappeler. Piketty tente de voir comment les fortunes se concentrent et il conclut à une divergence fondamentale entre le taux de croissance de l’économie et le rendement du capital. Il n’analyse que quelques cas, parce qu’il faut trouver les chiffres. Or nous disposons de très peu d’informations sur ces richesses. L’économiste français se penche ainsi sur les grandes fondations des universités américaines qui gèrent des dizaines de milliards. Comme elles publient des rapports, on peut analyser sur une longue période comment elles obtiennent leur rendement. Sur cette base, il montre comment cette concentration opère. Quand on a beaucoup d’argent, on peut avoir à sa disposition des gens compétents pour le gérer et en avoir plus au final. Ce ne sont pas des théories, Beat Kappeler. Juste des constats. Il n’y a pas de formule mathématique, sauf celle que nous avons mentionnée. Cette inégalité va-t-elle se maintenir? On peut en discuter. Piketty lui-même pose la question. Cela peut avoir des conséquences sur le fonctionnement de nos sociétés démocratiques. Cela me paraît essentiel.

B. K.: Non, de l’aveu même de Piketty, les fondations américaines qu’il cite n’occupent qu’une toute petite part du capital total.

J.-P. G.: Mais ce qui compte n’est pas que ce soit beaucoup ou pas. Là, on a des chiffres.

B. K.: Non! Ce sont des anecdotes, c’est ce que je lui reproche. Il n’apporte pas de preuve systématique. C’est ce que lui reproche aussi Mervyn King. Autre chose me dérange: des pages et des pages sur Jane Austen et Honoré de Balzac! Pour certains, l’auteur fait preuve d’un humanisme épatant. Mais ces références littéraires sont citées sommairement, pour servir de preuve, de façon sous-jacente.

– A sa décharge, l’économiste convoque ces écrivains pour garder l’intérêt du lecteur sur un sujet ardu et complexe…

B. K.: Mais il veut être pris au sérieux comme un deuxième Marx.

– Thomas Piketty redoute les effets politiques de cette concentration des richesses, à l’instar peut-être du vote populiste lors des dernières élections européennes. Il propose une taxe mondiale sur le patrimoine pour assurer sa redistribution. N’est-ce pas naïf quand on voit la difficulté des pays à s’entendre ne serait-ce que sur certaines normes financières?

J.-P. G.: Piketty assume sa naïveté en qualifiant son idée d’«utopiste». Pour lui, ce serait la solution la plus civilisée, à la fois transparente et démocratique, pour arriver à ce que cette concentration ne pose pas de problèmes de fonctionnement dans nos sociétés. Il évoque d’autres solutions: puisque cette concentration des richesses se fait avec les réductions fiscales effectuées au détriment du financement de la sécurité sociale, des infrastructures ou de l’éducation, quand un gouvernement est trop endetté il pourrait recourir à l’inflation. L’immigration est aussi une solution, puisque l’existence de richesses attire les migrants. Cela renvoie aux résultats des élections européennes. Un danger de cette concentration est que les gens ne font plus confiance au libre-échange, alors que Piketty veut le préserver, comme il veut aussi préserver le développement technologique, contrairement à ce que suggère Beat Kappeler. L’euro­scepticisme est l’expression du nationalisme vu comme la solution à nos problèmes. Mais rappelons-nous des paroles de François Mitterrand: «Le nationalisme, c’est la guerre. Cela a été notre passé, mais cela pourrait de nouveau être notre avenir.» Le livre de Piketty nous le rappelle. S’il prend des anecdotes, c’est parce qu’elles sont publiques, puisque nous n’avons pas d’information.

B. K.: Alors qu’il se taise!

– Précisons une chose. Selon Thomas Piketty, pour devenir riche aujourd’hui, le talent et le mérite sont moins importants que l’héritage. Il propose de taxer le capital formé, et non celui en formation, ceci pour encourager l’esprit d’entreprise. N’est-ce pas une façon subtile de promouvoir la croissance?

B. K.: Pas du tout, il ne propose pas d’impôt sur l’héritage, mais sur le capital courant, chaque année.

J.-P. G.: Ce n’est pas vrai!

B. K.: Deuxièmement, il trahit son propre livre. Tous ses chiffres sur les revenus et le capital s’appuient sur des données avant impôt. Donc il a évincé l’impact de la fiscalité sur leur distribution et leur concentration, pour proposer ensuite un impôt dont il n’a pas étudié les effets dans le passé. Troisièmement, cette proposition d’un impôt sur le capital ne répond en rien aux causes de la concentration, prétendue, du capital. C’est tout de même, d’un point de vue scientifique, un péché mortel.

– Pouvez-vous détailler car il y a un lien direct: il veut taxer un capital trop concentré pour le redistribuer?

B. K.: Il n’y a pas de lien car il n’a pas expliqué les causes de cette concentration. La vraie solution que je défends depuis quarante ans, ayant été en mon temps syndicaliste, c’est une participation des employés aux bénéfices, sous forme de capital, afin d’en détenir une partie. Hélas, les syndicats européens ont toujours refusé cette manière de voir. Ce fut le cas des Allemands en 1972, des Suisses en 1988. Un responsable de l’Union syndicale suisse m’avait dit un jour: «Et si ça marche, qu’aurons-nous à faire?»

– Associer les employés à la formation du capital, est-ce une bonne idée?

J.-P. G.: Je ne m’y suis jamais opposé, mais ce n’est pas le sujet du livre de Piketty. Cette façon de réduire son travail d’enquête, ce n’est pas sérieux.

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