Tiananmen, trente ans après

Le 2 juin 1989 sur la place Tian Anmen - Photo CATHERINE HENRIETTE / AFP
Le 2 juin 1989 sur la place Tian Anmen - Photo CATHERINE HENRIETTE / AFP

Le 4 juin 1989, après minuit, je fuyais la place Tiananmen.

Ma dernière image de l’esplanade qui est le cœur de Pékin est celle de la stèle du Monument aux héros, au pied de laquelle se pressaient quelques centaines d’irréductibles tandis que sur le mur rouge de la Cité interdite, le portrait géant de Mao était visible à la lumière d’un transport de troupes blindé en feu, incendié par des manifestants après avoir écrasé une des barricades de fortune érigée sur l’avenue Chang’an. La grande statue blanche de la déesse de la Liberté défiait encore la tempête.

Des rafales d’armes automatiques aboyaient et des explosions faisaient vibrer la nuit tandis que je courais courbé avec pour seule idée de regagner sain et sauf l’immeuble de Jianguomenwai, où se trouvait l’appartement des amis qui m’hébergeaient, les correspondants du New York Times, Nick Kristof et Sheryl Wu Dunn, pour écrire mon reportage et l’envoyer à Libé. «Dis-le au monde entier», avait imploré l’étudiant de Beida (l’université de Pékin) qui était mon traducteur et mon «fixeur» depuis plus d’un mois.

Je n’étais pas étonné par ce qui se passait, étant en Chine depuis la mi-avril. Je savais que le Parti et sa direction étaient profondément divisés. «Dans l’empire du Milliard, quand le centre s’effondre, nul ne peut vraiment prédire l’avenir», avais-je écrit le 19 mai, quand la loi martiale avait été décrétée. J’avais constaté que la capitale était encerclée par l’armée, que les premiers blindés y avaient pénétré, que des affrontements sanglants entre les troupes et la population avaient déjà eu lieu.

J’avais le souvenir de Budapest, de Prague – mais aussi de la répression sanglante des manifestations contre les dictatures de Thanom Kittikachon à Bangkok ou de Chun Doo-hwan à Gwangju que j’avais couvertes pour Libé.

Si le massacre paraissait inévitable, la suite était imprévisible.

Trente ans après, un silence de mort règne sur la place Tiananmen. Les espoirs de démocratie, de liberté et de justice qui avaient amené des centaines de milliers de Chinois à défier le pouvoir du Parti communiste, des milliers à se faire tuer et des dizaines de milliers à se faire emprisonner, ont été écrasés dans le sang et les larmes, et leur souvenir semble avoir été purement et simplement effacé de la mémoire des Chinois – résignés pour les plus âgés, indifférents pour les plus jeunes.

Ceux qui avaient cru en ce que le dissident Wei Jingsheng avait appelé dès 1979, sur son dazibao du «printemps de Pékin», la «Cinquième Modernisation, la démocratie» (après celles de l’agriculture, de l’industrie, des sciences et technologies et de la défense nationale, les Quatre entreprises par Deng Xiaoping) se sont-ils trompés ?

Ceux qui pensaient inévitable l’évolution de la Chine en une société plus démocratique en raison d’une aspiration universelle à plus de libertés, du développement de l’économie et de l’ouverture au reste du monde ont-ils été aveugles ou naïfs ?

L’honnêteté oblige à reconnaître que la Chine connaît, depuis la répression de Tiananmen, la plus formidable mutation économique, sociale et même culturelle que le monde a connu. Des centaines de millions de Chinois sont sortis de l’extrême pauvreté, l’espérance de vie a progressé, les chercheurs et scientifiques ont comblé leur retard par rapport aux grands pays développés dans de nombreux domaines, l’économie sera bientôt la première du monde, les tours des mégapoles de la modernité se dressent avec orgueil, et l’armée est en mesure de projeter la puissance chinoise dans toute l’Asie orientale et le Pacifique.

Le nouvel empereur, Xi Jinping, peut se targuer auprès de ses sujets de concrétiser avec succès le «rêve chinois» – celui de la centralité d’une des plus anciennes civilisations humaines et d’une des plus grandes puissances du globe, en vengeant l’humiliation face aux étrangers qui n’aura duré qu’un instant (150 ans) au regard de son histoire plurimillénaire. L’ère ouverte par Deng Xiaoping, que Xi Jinping prolonge, est l’équivalent pour la Chine de ce que fut l’ère Meiji pour le Japon, l’entrée dans la modernité.

Faut-il s’étonner de ce succès ? On a trop vite oublié que l’essor des «petits dragons» n’a jamais été le fait de démocraties libérales mais bien de régimes autoritaires – voir Singapour, la Corée du Sud, l’Indonésie ou le Vietnam aujourd’hui. On oublie aussi qu’en Europe comme en Amérique, la modernisation, l’avènement de la démocratie et l’extension des libertés individuelles depuis le XVIIIe siècle ont été intrinsèquement liés à la colonisation, à l’exploitation effrénée et à la destruction de la planète, et accompagnés d’inégalités monstrueuses, de guerres et d’atrocités (l’esclavage et l’extermination de populations entières).

L’empereur Xi a beau jeu de présenter son régime comme un contre-modèle aux valeurs que nous croyons universelles. Il connaît, comme La Boétie ou le Grand Inquisiteur de Dostoïevski, les mécanismes puissants de la servitude volontaire, le désir de sécurité et de prospérité l’emportant chez les humains sur celui de liberté et d’égalité.

Alors, où va la Chine ?

Il y a d’un côté ceux qui jugent profitable de faire un pacte faustien avec le pouvoir de Pékin et de se taire, investissements obligent, sur les violations des droits de l’homme, les entorses aux règles d’un jeu des échanges internationaux qu’il dit avoir accepté, et ses menaces armées contre ses voisins dans le Pacifique. Pour ceux-là, mieux vaut oublier Tiananmen, tirer un trait sur le passé dans l’espoir que dans l’avenir l’empire se métamorphosera en une puissance éclairée et pacifique.

Il y a de l’autre ceux qui voient en la Chine un nouveau «péril jaune», une superpuissance totalitaire fourbe (Xi Jinping alias Fu Manchu), agressive et dangereuse, à laquelle il faut déclarer la guerre, économique et froide d’abord, peut-être militaire un jour. Il est vrai que les régimes autoritaires ont souvent tendance à se consolider en exacerbant le nationalisme de leur peuple qu’ils entraînent dans la guerre – l’empire de Meiji battit la Russie et conquit la Corée, ses successeurs envahirent la Chine et l’Asie avant d’être consumés par Hiroshima et Nagasaki. La rhétorique et la politique de Xi peuvent inquiéter.

Les deux approches me semblent également erronées et dangereuses, car partielles et univoques, mais je me suis assez souvent trompé pour ne pas vouloir trancher de manière péremptoire.

J’ai cependant appris de la Chine deux ou trois vérités. La première est que même si l’histoire officielle depuis Sima Qian (Ier siècle avant JC) a toujours tenu, en Chine comme ailleurs, du mythe et servi à légitimer la dynastie au pouvoir, «les mensonges écrits avec de l’encre ne peuvent occulter les faits écrits avec le sang» comme l’a écrit Lu Xun en 1921 dans la Véritable Histoire d’Ah Q.

La seconde est que la conclusion de Luo Guanzhong à la fin des Trois Royaumes (le plus grand classique chinois, XIVe siècle) reste valable : «C’est une loi du devenir historique que l’Empire, après avoir été longtemps uni, se divise et que, après une longue période de divisions, il se réunifie.»

La dynastie qui occupe aujourd’hui encore la Cité interdite se sait fragile, et reste hantée par les spectres de Tiananmen. Nous devons à ceux-ci d’au moins ne pas les oublier.

Trente ans, dans le cours millénaire de l’histoire chinoise, ce n’est que le temps du battement d’une aile de papillon.

Patrick Sabatier. Directeur-adjoint de la rédaction de Libération de 2000 à 2007, correspondant à Hongkong de 1985 à 1992

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