Tirage au sort et démocratie : pour une Assemblée instituante européenne

Les chefs d’Etat et de gouvernement le répètent à qui mieux mieux : il faut regagner le cœur des Européens. Mais en prennent-ils le chemin ? Des gardes frontière européens, une meilleure coordination des renseignements et des forces armées, c’est certainement nécessaire mais toutes ces mesures techniques évoquées à Bratislava sont-elles à la hauteur de l’enjeu ? Suffiront-elles à convaincre les eurosceptiques qu’ils seront mieux protégés ainsi que par le repli derrière des frontières nationales éprouvées ? On peut en douter. Comme on peut douter de la pertinence d’une Union européenne construite sur le modèle traditionnel des États, seraient-ils fédéraux.

L’excellent article d’Anne Chemin (Le Monde, 23 juillet) rappelle qu’historiquement le tirage au sort a toujours été considéré comme plus « démocratique » que des élections qui entretiennent une classe politique professionnelle. Hélas, y en a-t-il plus bel exemple que la construction européenne ? Une classe de fonctionnaires et de parlementaires, dont le dévouement à la cause commune ne saurait être mis en doute, s’est progressivement coupée de la société, n’a pas su ou voulu voir qu’une Union européenne principalement forgée autour de l’unification du marché et la libre circulation des biens, des personnes et des capitaux, était devenue, au fil des ans, le ventre mou de la mondialisation, suscitant la rancœur, bientôt la révolte, de laissés pour compte et d’inquiets de l’avenir, de plus en plus nombreux.

Défiance à l’égard de la démocratie représentative

Du « non » français ou hollandais aux référendums de 2005 sur le traité constitutionnel au Brexit du 23 juin, le scénario est immuable : face à une classe politique favorable au développement de l’Union, la majorité du peuple s’oppose, sans que son avis, pourtant sollicité, soit toujours respecté, alimentant la méfiance et la suspicion à l’égard de la classe politique tout entière, la défiance à l’égard de la démocratie représentative voire de la démocratie elle-même. Alors, tout le monde le répète à l’envi, il faut associer les citoyens eux-mêmes à la refondation, maintenant inéluctable, du projet européen. Finie la communication descendante et paternaliste sur l’Europe, expliquant « au bon peuple » que l’Europe est bonne pour eux. Ça ne marche plus.

Mais associer les citoyens comment ? Certainement pas en multipliant les référendums nationaux sur le maintien dans l’Union : dire oui ou non à l’Europe telle qu’elle est n’a rien à voir avec la construction d’un projet commun pour l’Europe. Pour réinventer l’Europe par et avec les citoyens, y compris ceux qu’on qualifie d’Eurosceptiques, il faut tirer profit du renouveau de la démocratie délibérative. Elle a montré en de multiples occasions, y compris à propos de questions scientifiques complexes, la capacité de citoyens, tirés au sort et reflétant la diversité de la société, à construire un avis motivé et collectif dès lors que l’on met à leur disposition le meilleur de l’information et des expertises contradictoires et qu’on leur donne le temps de mûrir, d’assimiler et de délibérer. Tout le contraire d’un sondage d’opinion ou d’un référendum.

Communauté humaine

L’enjeu est immense. L’Union européenne s’est construite et élargie sans jamais s’instituer comme communauté humaine, partageant des valeurs et une destinée commune. Craignant tout ce qui leur paraissait faire concurrence à des communautés nationales héritées de l’histoire et parfois chancelantes, les chefs d’Etat de l’Union ont leur part de responsabilité dans cette situation.

Cette absence d’une communauté humaine vécue pèse de tout son poids aujourd’hui, avec la multiplication des crises européennes et la difficulté à construire de véritables solidarités au sein de la société européenne. Le Brexit n’en est que le dernier avatar. Il est plus que temps d’y remédier. Voila où l’on retrouve le rôle du tirage au sort : faire en sorte que dans toute l’Europe des panels de citoyens délibèrent longuement sur l’Europe qu’ils veulent construire. C’est le sens d’une Assemblée instituante européenne. Instituante et non constituante : l’heure n’est pas à l’écriture d’une constitution mais à l’institution de la communauté européenne. Nous proposons un processus en deux étapes.

Première étape, au niveau de villes ou de régions de toute l’Europe, des panels de citoyens, tirés au sort à l’intérieur d’échantillons représentatifs de la diversité de la société, disposant de tout le temps nécessaire pour s’informer, comprendre comment l’Europe en est arrivée là, découvrir les valeurs partagées par tous, réfléchir à la place qu’elle peut espérer occuper dans le monde, inventer une gouvernance européenne capable de tirer le meilleur parti de son unité et de sa diversité. Pourquoi au niveau des villes et régions et non des États membres ? Parce que ce niveau territorial est le niveau le plus naturel pour réfléchir à l’Europe que les citoyens veulent construire, purgé de la dérive qui a progressivement réduit l’Union européenne à une négociation entre « intérêts nationaux », lesquels n’existent que parce que les États ont vocation à les énoncer.

Seconde étape, à partir de la confrontation des résultats de ces panels, leur réunion en une Assemblée instituante européenne, elle-même processus délibératif laissant le temps de la réflexion et du dialogue approfondi.

La plupart des régions et villes françaises sont jumelées avec des homologues de différents pays européens. Imaginez le souffle, l’âme que donnerait à l’Europe des panels de citoyens organisés dans ces différentes communautés jumelées, l’émulation, la passion qui naîtrait de leurs échanges ! C’est d’ailleurs dans une région frontière, la Franche Comté, que Lucien Tharadin, dès 1950, conçut le premier jumelage franco-allemand de villes et que Jean Marie Bessand en 1957 créa la Fédération mondiale des villes jumelées. C’était à l’époque un moyen de réconciliation entre les peuples. Quel beau retour sur l’histoire que d’en faire le moyen de réinventer l’Europe par et avec ses citoyens ! Et d’organiser l’Assemblée européenne soixante-dix ans après le Congrès de la Haye, en 1948, qui en fut le point de départ.

Pierre Calame, président honoraire de la fondation Charles. Léopold Mayer pour le progrès de l’homme. Marie-Guite Dufay, présidente de la Région Bourgogne.

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