Tokyo-Séoul: une occasion manquée ?

Dans l'article "Séoul boude la Chine et se rapproche du Japon" publié le 11 septembre dans Le Monde, Philippe Pons a raison : en dépit du passé colonial, le Japon et la Corée du Sud sont aujourd'hui des partenaires privilégiés. Les traités de sécurité liant Séoul et Tokyo à Washington ont l'allure d'une véritable alliance trilatérale, et il ne fait guère de doute que ce triangle de sécurité est à la base de la paix dont jouit l'Asie orientale depuis un demi-siècle.

C'est dans ce giron protecteur américain que s'inscrivent les relations entre Tokyo et Séoul. Des liens non seulement politiques, mais également économiques, culturels, humains. Des millions de visiteurs se déplacent chaque année entre l'archipel et la péninsule. La jeunesse des deux pays est attirée par la culture de masse du voisin. La Corée du Sud constitue le troisième marché d'exportation du Japon, et le Japon le troisième marché d'exportation de la Corée. Le Japon est également la deuxième source des importations coréennes, juste derrière la Chine, et bien avant les Etats-Unis.

Cependant, cette proximité ne parvient pas à estomper les ombres du passé. Et la récente commémoration du centenaire de l'annexion de la Corée aura laissé le goût amer d'une occasion manquée. Certes, les excuses présentées le 10 août par le premier ministre japonais, Naoto Kan, sont importantes, car elles émanent du chef du gouvernement, et elles emploient un langage clair : la Corée fut assujettie au contrôle japonais contre la volonté du peuple coréen, la domination japonaise a privé les Coréens de leur pays et de leur culture et porté profondément atteinte à leur dignité.

Toutefois, la portée de cette déclaration est toute relative. En effet, ce ne sont pas là les premières excuses japonaises adressées à la Corée, tant s'en faut. La liste — certains diront la litanie — de celles-ci est même fort longue. Dès 1965, le ministre japonais des affaires étrangères de l'époque, Etsusaburo Shiina, exprimait ses "sincères regrets" et "profonds remords" à l'égard d'une période "malheureuse" de l'histoire des deux pays.

Depuis les années 1980, le rythme des excuses s'est accéléré. Crises répétées autour des manuels scolaires, révélations de l'existence des "femmes de réconfort" — ces jeunes filles, pour la plupart coréennes, recrutées de force pour servir dans les bordels de campagne de l'armée japonaise —, tout fut prétexte à renouveler des excuses de plus en plus explicites à l'égard de la Corée du Sud, et des autres victimes de la guerre et de la colonisation.

C'est ainsi qu'en 1998 furent adressées les premières excuses écrites à Séoul — une déclaration commune où le Japon reconnaissait que la domination coloniale avait causé "d'immenses dommages et souffrances" à la Corée, et exprimait "ses regrets les plus profonds et ses sincères excuses". En 2002, des excuses japonaises furent aussi présentées à la Corée du Nord. En visite officielle à Pyongyang, le premier ministre Junichiro Koizumi exprimait à ses hôtes les remords de son pays pour la période coloniale — dans des termes similaires à ceux utilisés à l'égard de la Corée du Sud.

Les récentes déclarations de Naoto Kan ne constituent donc que le maillon supplémentaire d'une longue série d'excuses, qui donne parfois au public japonais l'impression que la politique coréenne (et asiatique) de son pays se résume à une "diplomatie des excuses".

Mais en Corée, même si officiellement on se félicite des récentes déclarations japonaises, on voit les choses différemment. Cette avalanche de paroles de contrition ne serait qu'un nuage de fumée destiné à masquer l'essentiel. Et l'essentiel, c'est l'empereur du Japon, signataire du traité d'annexion de 1910.

Certes, l'empereur actuel, Akihito, s'est lui aussi excusé à maintes reprises pour les souffrances infligées à la Corée et à son peuple, mais il n'a jamais fait la moindre allusion au traité d'annexion lui-même, ni à son prédécesseur au nom duquel l'annexion a été réalisée, l'empereur Meiji.

En outre, malgré les invitations répétées du gouvernement coréen, Akihito ne s'est jamais rendu en Corée, alors qu'il a visité la Chine en 1992. L'an dernier encore, le président sud-coréen Lee Myung-bak avait convié l'empereur à marquer le centenaire de l'annexion en effectuant une visite officielle dans la péninsule. Invitation déclinée par le gouvernement japonais, sans doute par crainte d'avoir à formuler des excuses d'une autre dimension, ayant trait à la légalité même de l'annexion.

En effet, depuis la normalisation de 1965, la question de la légalité du traité d'annexion ombrage les relations nippo-coréennes. Les conventions et traités ayant conduit à l'annexion de 1910 furent alors déclarés "déjà nuls et non avenus", formule ambiguë qui évitait de trancher la question de leur statut légal. Car pour Tokyo — et c'est toujours la position japonaise officielle — ces accords constituent certes une erreur historique pour laquelle il convient de faire amende honorable, mais leur légalité ne peut être mise en doute.

Ce n'est donc pas un hasard si, le mois dernier, au lendemain de la déclaration de Naoto Kan, les médias coréens se faisaient largement l'écho de la découverte de différences entre les exemplaires coréen et japonais du traité d'annexion : la version coréenne ne comporterait ni la signature manuscrite du roi Sunjong, ni le sceau officiel requis. Ceci constituerait la preuve définitive de l'illégalité d'un traité scélérat imposé à la Corée par la force.

Ainsi, la réelle proximité entre la Corée du Sud et le Japon masque des plaies encore vives. Le centenaire de l'annexion aura permis de franchir un pas supplémentaire vers la réconciliation. Mais en déclinant l'invitation adressée par Séoul à l'empereur, le gouvernement japonais a manqué l'occasion d'accomplir le geste qui aurait pu refermer le douloureux chapitre de l'annexion et de la colonisation.

Lionel Babicz, Maître de conférences à l'université de Sydney (Australie) et l'auteur de Le Japon face à la Corée à l'époque Meiji, Maisonneuve et Larose, 2002