Ton âme sœur sur Internet ?

Figurons-nous qu’un Tristan et une Isolde se croisent sur un site de rencontres, et consultent leur profil aux critères de sélection standardisés : âge, profession, goûts musicaux, photogénie… Une normativité de l’amour qui confine à l’hygiénisme et vise moins à coupler deux humains qu’à les relier affectivement à leur ordinateur. Devant l’écran, l’automation devient peu à peu l’objet du désir, au détriment de l’élaboration aventureuse d’une relation.

A force de chercher une hypothétique osmose humaine par voie numérique, nous tendons à créer une symbiose avec des machines dont nous devenons dépendants. Or, ce fantasme de la symbiose homme-ordinateur est à la source de l’histoire du Web. En 1960, dans la Symbiose homme ordinateur, Joseph Carl Robnett Licklider, un des fondateurs du Net, parle de «couplage» et de «partenariat» entre l’homme et les entités électroniques. Plus qu’un «homme augmenté mécaniquement», il souhaite une «association intime», à la manière dont les insectes participent à la pollinisation des plantes. Un blastophage est une partie de l’organe sexuel du figuier, les deux forment une entité vivante. Cela paraît harmonieux, mais ce processus est pour le blastophage un esclavage éphémère : il y perd ses ailes et meurt rapidement.

En filant la métaphore symbiotique, on peut envisager que les computeurs et le codage numérique utilisent les hommes pour se reproduire et se multiplier, au besoin en exhibant des leurres qui éveillent le désir, au moyen par exemple de cette pornographie devant laquelle se déversent des hectolitres de solitude. Robnett Licklider admet l’hypothèse d’un «remplacement de l’humain» par «l’automation» : «Les hommes restants sont davantage là pour aider au processus que pour être aidés.»

Sommes-nous l’organe reproductif du numérisme ? Sommes-nous à l’époque des machines «humainement augmentées» ? Comme si les comparses 1 et 0 étaient empressés de grignoter la Terre, encouragés par le capital et avec notre accord paresseusement jouisseur. Les êtres vivant en symbiose sont incapables de liberté et de décisions singulières. Parler d’un «homme symbiotique», c’est parler d’un enchaîné qui n’aurait pas dépassé le règne naturel et qui finalement servirait les intérêts d’un grand tout déterministe. Toute métaphore biologiste des nouveaux médias est réductionniste : elle néglige la part propre de l’humain, le fait qu’il soit libre de remodeler ses formes d’existence, de recréer ses codes de vie. Une part active qui n’est pas simplement la résultante d’une somme d’informations et de critères de choix, car plus on est surinformé, plus on est in-formé, c’est-à-dire programmé de l’intérieur. On peut se demander si le monde de Numéros, poussé à l’extrême, permettra encore l’action, la création, le désir, le déploiement d’Eros. On peut être certain qu’aucune grille reposant sur des critères statistiques ne nous permettra jamais de tomber amoureux.

Que nous acceptions de nous en remettre à un «ordinateur» pour réguler nos amours est déjà symptomatique : ce mot a été introduit dans notre langue en 1955, par un fabricant de computeurs, la société IBM France. François Girard, alors responsable du service publicité, eut semble-t-il l’idée de consulter son ancien professeur de lettres, Jacques Perret. Pour désigner ce que l’on appelait alors un calculateur, il proposa ordinateur, un mot tombé en désuétude, qui désignait un ecclésiastique conférant les ordres dans l’Eglise catholique.

Nommer les computeurs des ordinateurs rappelle la croyance qui voyait dans l’Eglise un ordre divin veillant à la bonne gestion des unions. De même qu’un prêtre n’est pas l’indiscutable émissaire de Dieu nous permettant de faire un mariage conforme, un computeur n’est pas l’incarnation d’une logique analytique qui nous permettrait de vivre un destin ajusté à nos aspirations. A trop le croire, on se prépare des lendemains de divorce…

Luis de Miranda, romancier et essayiste.