Touche pas à l'agriculture

Par Luc Guyau, président de l'Assemblée permanente des chambres d'agriculture françaises (LE MONDE, 07/12/05):

Importerons-nous demain 80 % de notre alimentation au motif que cela coûte moins cher de la produire dans des pays en développement ? Sachant que, soyons clairs, les multinationales exportatrices implantées dans ces pays bénéficient de conditions sociales et environnementales défiant toute concurrence.

Rappelons qu'en 2050 il nous faudra nourrir deux fois plus d'individus qu'aujourd'hui. Dans ce cas, peut-on sciemment demander à certaines parties du monde d'abandonner leur production agricole, sous prétexte que leurs coûts sont plus élevés que le prix mondial, dont tous les économistes s'accordent à dire qu'il ne signifie rien ? Peut-on raisonnablement faire venir de l'autre bout de la planète les denrées vitales qui constituent la base de notre régime alimentaire, en prenant le risque d'affronter des crises systémiques, qu'elles soient sanitaires, monétaires ou géopolitiques ?

La conférence ministérielle de l'Organisation mondiale de la santé (OMC) qui va se tenir à Hongkong à la mi-décembre ne répondra pas ouvertement à toutes ces questions. Cependant, les choix qui seront faits dessineront implicitement le monde de demain. Le cycle de Doha, appelé "cycle du développement", vise, comme les précédents, une libéralisation accrue des échanges commerciaux, dont il est précisé, cette fois, qu'elle doit aider les pays les plus pauvres à progresser.

Nul ne met en doute cet objectif, dont la réalisation est impérative pour la stabilité mondiale. Mais le moyen utilisé est-il le bon ? L 'histoire économique enseigne que les économies ont généralement "décollé" grâce à un ensemble de facteurs internes, propres aux pays, le commerce international ne jouant qu'un rôle marginal. Or on veut nous faire croire, à l'encontre de tout ce qui est observé, que le commerce agricole, qui ne représente que 10 % des échanges mondiaux, serait la clé absolue du développement ! Soyons sérieux un instant.

La défense des petits producteurs du Sud a rarement à voir avec ce qui se passe actuellement dans les négociations. Ceux qui feignent de le croire manipulent, tels des tartuffes, l'opinion publique, ainsi que des "idiots utiles", certes bien intentionnés, qui relaient leurs messages avec ferveur. Les mêmes se précipiteront demain pour condamner l'Europe, si la conférence de Hongkong était un échec, en l'accusant de s'opposer au développement des pays pauvres.

Ils occultent volontairement le rôle des firmes multinationales et leur pouvoir de fixation des prix de marché dans les échanges mondiaux. Si l'examen des faits prévalait sur les comportements de moutons de Panurge, chacun saurait que l'Europe est importateur net de produits agricoles, que nous absorbons notamment 85 % des exportations africaines, que nos subventions aux exportations ont été divisées par 3 en dix ans.

De plus, selon les simulations de la Banque mondiale — peu suspecte de protéger les soi-disant protectionnistes que nous sommes —, l'élimination totale des soutiens agricoles dans le monde n'engendrerait qu'un gain de 0, 5 % du revenu mondial pour les pays en développement et quasiment autant pour les pays industrialisés : un impact bien modeste qui bénéficierait, avant tout, aux pays agro-exportateurs émergents et non aux pays les moins avancés.

L'Europe, quelque peu déstabilisée par toutes ces attaques ad hominem — c'était leur but —, a maladroitement abordé ces négociations. Le commissaire européen, Peter Mandelson, semble en prendre conscience aujourd'hui, mais est-il encore temps ? En négociant séparément le volet agricole, contrairement au mandat donné qui précisait une négociation globale avec l'industrie et les services, nous nous sommes lancés dans une fuite en avant effrénée où toute concession de notre part est, fatalement, unilatérale et, évidemment, considérée comme insuffisante par les autres pays. Sortons de la gesticulation et des postures pour examiner les faits précis.

Pour l'instant, la seule proposition sérieuse, car chiffrée, qui soit sur la table des négociations est celle de l'Europe. Elle porte sur une baisse importante des aides internes pour les agriculteurs, sur l'acceptation du principe de la fin des subventions à l'exportation et sur une baisse très forte des droits de douane sur les produits importés. Cette offre se traduira mécaniquement par une forte baisse du nombre d'agriculteurs européens et, dans ce contexte d'absence de régulation des marchés, par une accélération de la course à l'agrandissement des exploitations, au détriment des exploitations de taille moyenne que nous soutenons et qui font la richesse de notre maillage territorial.

Qu'avons-nous obtenu en contrepartie ? Rien ! Rien sur le volet agricole lui-même, alors que nous oeuvrons pour la prise en compte des territoires à travers les indications géographiques, rien sur la multifonctionnalité, rien sur les aides que d'autres pays apportent à leurs producteurs, de façon plus ou moins directe, et qui faussent la concurrence avec les Européens. En clair, nous risquons de voir remises en question toutes les avancées qui ont été faites, en Europe, en matière de développement durable de l'agriculture.

Mais le pire, c'est qu'en contrepartie de l'offre européenne sur l'agriculture nous n'avons à ce jour rien obtenu non plus pour l'industrie et les services. En 2001, au début du cycle de Doha, nous avons craint que l'agriculture ne soit qu'une monnaie d'échange au profit de ces secteurs. Aujourd'hui, ce scénario serait presque une victoire pour les négociateurs ! C'est un comble. On veut sacrifier l'agriculture européenne pour rien.

Le mandat de Peter Mandelson est clair : ne rien lâcher de plus que ce qu'il y a déjà sur la table. Sauf que c'est déjà trop ! Alors posons la question sans tabou : l'agriculture doit-elle rester dans l'OMC ? Cela fait vingt ans que l'agriculture est entrée dans le cycle des négociations multilatérales, vingt ans que, de concession en concession à sens unique, nous perdons du pouvoir économique sans que, pour autant, celui des pays les plus pauvres progresse. En témoigne la régression de la part de l'Afrique dans le commerce mondial.

Constatons l'échec et tirons courageusement les conséquences de ces vingt années ! L'alimentation doit être considérée comme un bien vital pour l'individu et non une marchandise dont l'approvisionnement peut être erratique. D'ores et déjà, plusieurs domaines, tel le pétrole, sont exclus des négociations à l'OMC. Se nourrir est-il moins important que de se fournir en énergie ? Certes non. C'est pourquoi la régulation nécessaire des marchés agricoles pourrait être assurée sous l'égide de l'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), devenue OPEP de l'alimentation, qui retrouverait ainsi sa vocation initiale.

Sortir l'agriculture de l'OMC et donner à la FAO la possibilité d'exercer toutes ses missions est aujourd'hui la meilleure solution pour que chaque pays puisse se donner les moyens d'assurer sa souveraineté alimentaire dans des conditions économiques et sociales soutenables par tous.