Tourisme : ne pas repartir comme avant

Au moment où les espoirs d’un retour à la vie d’avant se précisent, où les mobilités touristiques reprennent, où les réservations pour l’été affluent, il est plus que jamais nécessaire de faire en sorte que l’on ne reparte pas comme si rien ne s’était passé. D’abord, parce que la pandémie dans laquelle nous sommes encore ne va pas disparaître comme par enchantement ou bien d’autres apparaîtront, dans notre monde hyperconnecté ; ensuite, parce que la catastrophe subie par l’économie touristique doit servir d’appui à une réflexion fondamentale suivie de décisions courageuses porteuses d’avenir. Par le passé, le système touristique s’est trop contenté de faire de bons constats et de ne pas en tirer toutes les conséquences.

Ayant participé à la première conférence mondiale sur «le développement du tourisme et l’environnement», à Tenerife, en 1989, je me souviens des déclarations du Président du gouvernement autonome des Canaries qui annonçait son adhésion aux excellents principes énoncés (et formalisés en 1995, avec la charte du tourisme durable, adoptée dès cette même année, à Lanzarote, une autre île des Canaries). Le problème est que pendant les conférences mondiales sur le tourisme durable et après, les Canaries – comme les autres destinations – ont poursuivi de manière impavide leur politique de construction de complexes hôteliers, serrés les uns à côté des autres, destinés à recevoir les clientèles des classes moyennes d’Europe du Nord. Entre 1992 et 2003, le nombre des touristes étrangers aux Canaries a bondi de 6 millions à un peu plus de 10 millions. Aujourd’hui, tous ces complexes hôteliers de la Grande Canarie et de Tenerife (plus de 250 000 lits) sont vides et n’accueillent que quelques centaines de télétravailleurs, cette clientèle à l’origine d’une illusion qui a envahi le monde du tourisme confiné.

La croissance des flux touristiques

Depuis ces conférences fondatrices d’un nouveau discours, le système touristique a su s’emparer de l’idéologie du développement durable, souvent pour mieux la circonvenir. Les trois dernières décennies auront été celles du dévoiement de la durabilité par un système touristique mondialisé tout-puissant, à la faveur d’une croissance des flux touristiques, exponentielle jusqu’en 2019.

J’entends par «système touristique mondialisé» l’alliance objective entre les Etats, le sous-système onusien du tourisme (Organisation mondiale du tourisme), les destinations touristiques et les entreprises, publiques et privées, qui œuvrent, peu ou prou, dans le champ du tourisme. Ce système a réussi la remarquable performance qui consiste à se gagner l’appui, pour ne pas dire parfois la complicité, de nombre d’organisations qui ont sincèrement pour objectif de protéger l’environnement et le patrimoine. Et c’est par le truchement du «tourisme durable» que cette performance a été accomplie, la durabilité étant l’argument qui emporte la conviction tandis que le vertige du nombre croissant de touristes dans le monde s’emparait des acteurs les plus vertueux.

A la décharge du système touristique, on rappellera que les objectifs du tourisme durable, consistant à minimiser l’impact du tourisme sur la nature comme sur la société d’accueil, sont une utopie, car lorsque le tourisme réussit dans un lieu, il crée de la richesse, mais le transforme souvent irrémédiablement.

A l’intérieur de ce système touristique mondialisé, les grands communicants, qui savent suggérer à chaque touriste qu’il est le seul à faire ce qu’en réalité tout le monde fait, sont passés maîtres dans l’art de nous vendre des vessies pour des lanternes. La duplicité règne dans le monde du tourisme : on tire à des centaines de milliers d’exemplaires des guides qui font le procès du tourisme de masse et nous incitent à fuir des lieux qu’on nous décrit.

L’imposture du tourisme de masse

Car c’est bien dans le procès sans cesse renouvelé du «tourisme de masse» que le système touristique puise son argumentaire, afin de promouvoir alors un tourisme «hors des sentiers battus» : les élites, qui n’aiment pas – et n’ont jamais aimé – le tourisme des autres, s’arrangent ainsi pour tirer encore leur épingle du jeu. La construction du tourisme de masse comme repoussoir a été utilisée pour favoriser des formes de tourisme qui, sous couvert de bons sentiments, de respect des autres et de durabilité, produisent un redoutable effet pervers : l’achèvement de la conquête de la Terre par le tourisme. Qui plus est, un mouvement encouragé par les instances internationales du tourisme qui, pour combattre le tourisme de masse, invitent les autorités locales à étaler le tourisme dans l’espace, solution, certes, envisageable dans le cas des territoires du «sous-tourisme», mais qui, dans ceux du «sur-tourisme», n’améliorera pas la vie des derniers habitants des hypercentres et gâchera celle des habitants des périphéries encore épargnées.

Ainsi va le monde du tourisme : en feignant d’ignorer qu’en colportant la vulgate anti-tourisme de masse et en participant à la diffusion de l’imposture d’un tourisme durable, il ne fait que contribuer à un système qui arrive en bout de cycle. Il nous faut, d’urgence, réinventer un tourisme qui concilie la recherche de l’ailleurs et des autres avec la transition écologique, un tourisme qui refuse les illusions d’un monde révolu, un tourisme enfin réflexif.

Rémy Knafou est l’auteur de Réinventer le tourisme. Sauver nos vacances sans détruire le monde, éditions du Faubourg, mai 2021.

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