Transition à risque à Pékin

La Chine entame une transition délicate qui vise à la fois à réduire sa croissance et à en modifier la nature. C'est la conclusion que je tire du Forum sur le développement de la Chine organisé le 18 mars à Pékin. Il est aussi probable qu'il s'agira d'une transition politique autant qu'économique. En outre, ces deux transitions interagiront selon des modalités complexes. Le bilan économique positif enregistré jusqu'ici sous l'autorité du Parti communiste ne garantit pas que les résultats futurs seront aussi favorables, comme l'analyse le premier ministre chinois, Wen Jiabao, qui a déclaré le 14 mars : "La réforme a atteint en Chine une étape critique. Tant que nous n'aurons pas procédé à une réforme politique structurelle, il nous sera impossible de mettre pleinement en oeuvre une réforme économique structurelle. Les acquis que nous ont procurés la réforme et le développement pourraient être perdus, les problèmes qui ont émergé au sein de la société chinoise ne peuvent être résolus de manière complète et une tragédie historique semblable à la Révolution culturelle pourrait à nouveau survenir."

Ces questions politiques sont d'une grande importance. Mais la transition économique sera elle-même très difficile. La Chine arrive au terme de ce que les économistes appellent la "croissance extensive", tirée par une augmentation des apports en main-d'oeuvre et en capitaux. Le pays doit à présent s'orienter vers une "croissance intensive", fondée sur l'amélioration des savoir-faire et des technologies. Cela entraînera entre autres conséquences le net ralentissement du taux de croissance chinois par rapport à la moyenne annuelle proche de 10 % qu'il a enregistrée au cours des trois dernières décennies. Ce qui complique cette transition, c'est la nature même de la croissance extensive chinoise, notamment le taux extraordinaire de l'investissement et la forte dépendance à l'égard de l'investissement comme source de demande.

Au regard du modèle de développement défini par le Prix Nobel d'économie (1979) Sir Arthur Lewis, (1915-1991), la Chine cesse peu à peu d'être un pays à main-d'oeuvre excédentaire. Selon Lewis en effet, le revenu de subsistance de la main-d'oeuvre agricole excédentaire contribue à maintenir les salaires du secteur moderne à un faible niveau. Ce qui rend ce dernier extrêmement rentable. Quand ces gros profits sont réinvestis, comme ils l'étaient en Chine, le taux de croissance du secteur moderne, et donc de l'économie dans son ensemble, est très élevé. Mais à un moment donné, la main-d'oeuvre devient plus rare dans l'agriculture, ce qui entraîne une augmentation de son coût dans le secteur moderne. Résultat : à mesure que l'économie mûrit, les profits diminuent, l'épargne et l'investissement chutent.

La Chine d'il y a trente-cinq ans était une économie de main-d'oeuvre excédentaire. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, en partie du fait de la rapidité de la croissance et de l'urbanisation - depuis le début des réformes, l'économie chinoise a été multipliée, en termes réels, par plus de vingt, et la moitié de la population chinoise vit désormais en ville - et du faible taux de natalité. Un article signé par Cai Fang, de l'Académie chinoise des sciences sociales, souligne qu'"après avoir été observée pour la première fois dans les zones côtières en 2004, la pénurie de main-d'oeuvre s'est étendue à tout le pays. En 2011, les entreprises manufacturières ont rencontré des difficultés sans précédent pour recruter". L'article de M. Fang montre que cette situation entraîne une hausse des salaires réels et une diminution des profits.

La Chine est arrivée aujourd'hui au virage annoncé par Lewis. Une des conséquences sera que, pour un taux d'investissement donné, le ratio capital/travail augmentera plus rapidement, tandis que les retours sur investissement diminueront également plus vite. Des signes évidents d'une telle augmentation d'intensité capitalistique sont apparus avant même le point de basculement défini par Lewis.

Selon Louis Kuijs, ancien économiste auprès de la Banque mondiale, la contribution à la hausse de la productivité de l'augmentation du ratio capital/travail - indicateur distinct de celui de la contribution d'une meilleure "productivité totale des facteurs" (PTF), ou productivité globale - est passée de 45 % entre 1978 et 1994 à 64 % entre 1995 et 2009. Cela doit changer. La croissance chinoise doit être portée par une augmentation de la PTF, qui maintiendra les profits, plutôt que par une hausse des ratios capital/travail qui ne peut conduire qu'à une baisse des profits, notamment du fait que les salaires réels connaissent une augmentation rapide. Vu la mauvaise redistribution des revenus, une certaine baisse des profits est souhaitable. Mais aller trop loin dans cette voie porterait tort à la croissance potentielle.

La difficulté d'effectuer la transition vers une croissance portée par le progrès technique est l'une des raisons pour lesquelles tant de pays tombent dans ce qu'il est convenu d'appeler "le piège des revenus moyens". Aujourd'hui pays à revenu moyen, la Chine entend devenir un pays à haut revenu d'ici à 2030. Cela nécessitera de profondes réformes, lesquelles sont énumérées dans un remarquable rapport élaboré conjointement par la Banque mondiale et le Centre de recherche sur le développement du Conseil d'Etat chinois (China 2030, Worldbank.org).

Ces réformes porteront atteinte à certains intérêts particuliers, notamment au niveau des autorités locales et des entreprises publiques. C'est sans doute une des principales raisons pour lesquelles M. Wen estime important de procéder à une réforme politique, défi à long terme que la Chine doit relever. En s'orientant vers cet objectif, elle risque à court terme de subir un atterrissage brutal, comme l'a souligné dans son intervention Nouriel Roubini, de la Stern School of Business de l'université de New York. Le gouvernement chinois s'est fixé un objectif de croissance annuelle de 7,5 % cette année et de 7 % pour la durée du plan quinquennal en cours. Avec une croissance ralentie, le besoin de taux extraordinaires d'investissement diminuera également.

Cependant, faire passer le taux d'investissement de 50 % à 35 % du produit intérieur brut sans provoquer une profonde récession exigera en compensation une hausse de la consommation. Or la Chine ne dispose d'aucun moyen facile de susciter cette hausse, ce qui explique pourquoi sa réponse à la crise a consisté à accroître encore l'investissement. De surcroît, la Chine dépend fortement de l'investissement dans le secteur de la construction : au cours des treize dernières années, l'investissement dans le logement a crû à un taux annuel de 26 %. Une telle croissance ne se poursuivra pas.

La Chine a les moyens de réussir sa transition vers un tout autre type de croissance économique. Nombre de pays à revenu moyen n'y sont pas parvenus. Au vu de ses réussites passées, il est difficile d'argumenter en défaveur de la Chine. La meilleure raison d'espérer est que les responsables politiques chinois ne font preuve d'aucune autosatisfaction.

Par Martin Wolf. Cette chronique de Martin Wolf, éditorialiste économique, est publiée en partenariat exclusif avec le Financial Times. © FT (Traduit de l'anglais par Gilles Berton)

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