Transport océanique : « La numérisation navale sous-entend de livrer le commerce maritime à une poignée d’informaticiens »

La numérisation passe aussi par les océans. Par l’acharnement humain à découvrir, maîtriser et exploiter la mer, celle-ci est devenue le principal support des échanges. Non seulement des marchandises, mais également des données qui y transitent. L’autoroute numérique, un réseau transcontinental de fibres optiques, repose au fond des mers.

Fille redevable, la numérisation est aussi mère d’un nouveau monde marin. Comme partout ailleurs, elle vient en mer aussi défier l’être humain.

Qu’il grandisse en taille ou gagne en sophistication, le navire au cours du temps n’a pas su accueillir le progrès sans congédier des hommes. Cela qu’il soit militaire ou marchand. La frégate de guerre de type F70 Latouche-Tréville, admise au service actif en 1990, compte à son bord 244 marins. Sa jeune sœur, la frégate européenne multimissions (Fremm), qui assure exactement les mêmes missions (connaissance, anticipation, prévention, protection, intervention et dissuasion), n’en nécessite plus qu’une petite centaine : ils sont 108 sur l’Aquitaine, dernière-née admise en 2018. De 1960 à nos jours, la taille de l’équipage d’un gros vraquier de commerce a elle aussi été divisée quasiment par deux, passant d’une quarantaine de marins à une petite vingtaine.

La vague de numérisation qui se lève promet de les balayer tous, menant la tendance à son point d’aboutissement : en finir avec l’homme en mer.

Une quête technicienne

Concomitamment aux investissements dans le développement de navires sans équipage de Rolls-Royce et Iridium, ou encore de l’industriel Yara et de son partenaire norvégien Kongsberg, la marine marchande voit se ruer sur elle les informaticiens. L’intelligence artificielle serait plus à même de trouver le bon bateau, d’échafauder la combinaison de voyages la plus avantageuse, de négocier et prédire le fret, que l’entremise d’un courtier vivant. De grands noms du courtage maritime eux-mêmes, soucieux de leur pérennité, ont à leur solde des bataillons d’ingénieurs affairés.

Dans le courant du mois de mai 2018, grâce à l’utilisation d’une blockchain, le géant du négoce Cargill a réduit à vingt-quatre heures le temps d’exécution d’une transaction portant sur le financement d’une cargaison de soja, contre les cinq à dix jours usuels. Au terminal conteneurs de la compagnie allemande de logistique et de transport HHLA à Hambourg, grues et camions automatisés chargent, déchargent et ordonnent déjà les conteneurs. Partout, des initiatives diverses font converger le shipping vers une numérisation massive de l’industrie et de ses métiers, remplaçant l’humain tant sur le plan de la main-d’œuvre que sur celui de la prise de décision.

Parmi les défis à relever pour y parvenir, bon nombre sont liés à l’absence, en l’état actuel des choses, d’alternative viable à l’action de l’homme. Pensez à l’importance du rôle d’une vigie en passerelle si l’électronique fait défaut, à la maintenance de la machine pendant la durée, parfois longue et souvent éprouvante, des transits. L’ordinateur seul n’est pas, en l’état actuel des choses, plus capable que l’homme. Ainsi faut-il chercher ailleurs que dans une inutilité du marin le sens véritable de la numérisation navale. Egaler l’homme en mer est une quête technicienne ; elle reste une volonté, la poursuite d’un rêve que l’on s’acharne à réaliser.

Sans préjuger des motifs, il convient de s’interroger sur ce que cette dernière peut offrir.

Acheminé depuis les mines brésiliennes et australiennes jusqu’aux aciéries chinoises, le minerai de fer sert à produire l’acier, indispensable matériau de construction. Le taux facturé pour le transport d’une tonne de minerai fluctue parfois de plusieurs dollars américains par jour. Il faut se figurer l’armateur et l’affront qu’il peut aujourd’hui faire subir à un industriel : l’armateur lui tient tête parce qu’il sait, son navire étant le seul disponible à temps, que le rapport de force lui est favorable. Qui veut son bateau payera le prix et acceptera ses termes, car le minerai vendu doit bouger, sans plus attendre : l’aciérie en a besoin.

Défiant tout espoir de standardisation, les contrats sont renégociés à chaque affaire. Rapportés au 1,5 milliard de tonnes de minerai de fer qui seront transportées par bateaux en 2018, ces quelques dollars par tonne préoccupent les groupes miniers et sidérurgiques.

Comme un tapis roulant

Il serait plus adapté que le shipping fonctionne davantage comme un tapis roulant, prévisible, que l’on ralentisse ou accélère à sa guise. La numérisation laisse entrevoir une telle réforme : une flotte de navires robots, réglée comme du papier à musique sur un programme de cargaisons. Toute seule, la voilà qui accélère, augmentant l’offre de navires en période de plus forte demande.

Plus rapides, ces derniers effectueront en effet davantage d’allers-retours et transporteront une plus grande quantité de marchandise en un temps donné. Voilà qu’elle ralentit pour réduire maintenant la consommation de carburant des navires, pendant une envolée du prix des combustibles. Omniscient, l’algorithme dicte sa conduite à la flotte et au transport maritime son prix. L’emploi des navires est programmé, non plus négocié.

Mettre le commerce maritime en cadence pose, au-delà du remplacement de l’humain, la question du contrôle de la mer. Qui aura entre ses mains l’algorithme par lequel on fait bouger les bateaux et s’approvisionner les nations ? Il n’est pas farfelu de penser qu’un des GAFA ne vienne y instaurer son règne. Qui de mieux pour naviguer dans un océan de données ? Quel terrain est plus propice que la mer pour qui veut changer le monde ?

La numérisation doit soulever en nous une crainte saine, essentielle, qu’elle soit fondée ou non. La crainte qu’on ne vienne, pour la promesse d’un monde meilleur, à concentrer sur un petit nombre tous les avantages de l’existence. La numérisation navale sous-entend de livrer le commerce maritime à une poignée d’informaticiens. C’est-à-dire leur livrer le commerce tout court, et donc la richesse du monde.

Omer Aury, courtier en transport maritime chez Barry Rogliano Salles.

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