Triste avènement d’un castrisme de marché

Dans sa déclaration du 17 décembre 2014, Barack Obama a fait part de son intention de rétablir les relations diplomatiques, et de parvenir à la levée de l’embargo commercial en vigueur depuis 1961. Il a justifié sa décision en prétextant que la politique visant à isoler Cuba n’avait jamais porté ses fruits. La stratégie qu’il entend déployer dans les années à venir repose sur « l’engagement », c’est-à-dire la multiplication des échanges « de personne [américaine ou cubaine américaine] à personne [cubaine] ». Dans ce scénario, la libre circulation des Cubains-Américains, la reprise du tourisme et l’intensification du commerce sont censées amener la prospérité et propager la démocratie.

La décision du président des Etats-Unis relève a priori du bon sens. La stratégie de la contagion démocratique, en revanche, manque de tout fondement historique et anthropologique. Comme si, depuis vingt ans, le régime révolutionnaire cubain n’était pas parvenu à modeler à son avantage la relation avec les « émigrés », ni à imposer à ses partenaires commerciaux les règles du castrisme de marché.

Du point de vue des flux migratoires entre les deux pays, la « normalisation » des relations a commencé dès le début des années 1990. Alors que, dans le vocabulaire castriste, les 900 000 Cubains partis en exil aux Eats-Unis entre 1959 et 1993 étaient des « traîtres » et des « apatrides », les 600 000 compatriotes qui les ont rejoints depuis lors ne sont plus que des « victimes de la crise économique » et du « blocus américain ». Durant l’été 1994, 60 000 balseros ont tenté de rejoindre les eaux internationales à bord d’embarcations de fortune. Une loi, promulguée en 1966, offre aux ressortissants cubains la possibilité de devenir résidents américains après deux ans de présence sur le territoire national. Depuis la signature des accords de 1994, les réfugiés cubains doivent toucher le sol américain pour en bénéficier.

Consommation revancharde

De son côté, le gouvernement cubain a lentement assoupli les conditions d’octroi des « permis de sortie du territoire » et des « permis de résidence à l’étranger ». Il a aussi simplifié les « habilitations de passeport pour l’entrée sur le territoire » depuis les consulats à l’étranger. Les émigrés jugés « loyaux à la patrie » obtiennent le sésame et retournent à leur guise à Cuba. En vertu d’une réforme entrée en vigueur en janvier 2013, et qui exclut les militaires, les cadres dirigeants, et « les professionnels de la santé et de l’éducation », les démarches imposées pour se rendre hors de l’île ont été remplacées par une demande de passeport, dont la loi prévoit néanmoins qu’elle peut être refusée pour des raisons « d’intérêt public » ou de « sécurité et de défense nationale ».

A bien des égards, les migrants cubains ne font plus figure d’exception par rapport aux émigrés du reste de la Caraïbe et de l’Amérique latine installés aux Etats-Unis. Depuis une vingtaine d’années, les différences économiques entre les deux groupes tendent à s’estomper. Mais surtout, à la différence des précédentes générations d’exilés, la plupart des « réfugiés » des vingt dernières années se rendent régulièrement à Cuba. Les migrants qui vont et viennent entre l’île et les Etats-Unis ont surtout appris à respecter les limites fixées par l’élite au pouvoir.

En échange d’une relative liberté de mouvement et du droit de dépenser leur argent comme bon leur semble lorsqu’ils se rendent à Cuba, ils se savent tenus de restreindre les motifs de leurs visites aux réunions familiales, au ressourcement culturel ou au voyage d’agrément. Pour ces émigrés « loyaux à la patrie », renoncer à revendiquer des droits politiques est un coût d’autant plus acceptable que l’essentiel est de donner libre cours à une consommation revancharde, en signe de triomphe sur le « système ».

Le groupe dirigeant ne se précipite jamais lorsqu’il réfléchit à une réorientation de sa ligne politique. Les approches nouvelles (lesdits « plans pilotes ») sont testées à petite échelle et ne deviennent des réformes de plus grande portée que si l’essai est concluant. Dans les vingt dernières années, les émigrés « loyaux à la patrie » ont servi de terrain d’expérimentation au castrisme de marché. C’est aussi le cas des artistes autorisés à passer des contrats à l’étranger, sans que le ministère de la culture s’en mêle et sans devoir reverser l’essentiel de leurs gains à l’Etat. La plupart d’entre eux vit très confortablement à Cuba et reste prudemment à l’écart des thèmes politiques.

« Malentendu »

Il arrive bien qu’une poignée de ces artistes bougonnent ou s’enhardissent. Mais les autorités finissent presque toujours par réussir à transformer l’insubordination en « malentendu ». Dès lors qu’il existe des « activistes » qui s’opposent frontalement aux autorités et sont sanctionnés par une privation de liberté, tous les autres deviennent mécaniquement des « voix critiques loyales ». Des musiciens ou artistes plasticiens qui assumaient une position rebelle voient ainsi apparaître des lignes de partage qui les séparent d’autres individus ou « mouvements » plus indépendants ou protestataires. Ils obtiennent simultanément et souvent sans les avoir anticipées des prébendes auxquelles ils n’avaient pas accès jusque-là, par exemple de nouvelles possibilités de se rendre à l’étranger pour y travailler. Endosser un rôle plus actif au sein d’une organisation contrôlée par l’Etat, signer une pétition contre « la campagne de diffamation dont Cuba fait l’objet depuis Miami », ou déclarer à l’étranger qu’ils ne s’intéressent pas à la politique les replace « à l’intérieur de la Révolution ».

Les dirigeants cubains ont aussi tiré les leçons de l’ouverture aux capitaux étrangers. Les entreprises européennes, canadiennes ou latino-américaines qui ont investi à Cuba dans les vingt dernières années n’ont jamais protesté contre les conditions de travail de leurs employés, ou contre le fait que ceux-ci percevaient une part infime de leur salaire, versé directement à l’Etat. Raul Castro répète, depuis qu’il a pris la relève de son frère, que les puissances étrangères et les investisseurs potentiels doivent respecter « la souveraineté » et le « système politique » de Cuba. En d’autres termes, il fait référence au parti unique et à l’absence de liberté d’association, de liberté d’expression ou de liberté syndicale, toutes justifiées par le risque de division du corps révolutionnaire.

Barack Obama a pris soin de ne pas apparaître simplement comme un idéaliste et en appelle aux « intérêts américains » : pourquoi laisser le reste du monde se tailler la part du lion ? Les Etats-Unis sont aujourd’hui le premier fournisseur de denrées alimentaires de l’île. A l’heure actuelle, chaînes hôtelières, compagnies pharmaceutiques et autres constructeurs automobiles se frottent les mains en anticipant une reprise totale du commerce avec Cuba. La hausse du niveau de vie, le dégoût des idéologies et la vulnérabilité juridique ont eu raison des velléités politiques des émigrés et artistes dans leur ensemble. Les entreprises étrangères implantées à Cuba ne se mêlent pas de politique intérieure. Si l’embargo est un jour levé ou complètement vidé de sa substance, ce sont ces accords tacites qui risquent, en lieu et place de contagion démocratique, de fournir la matrice des relations « normalisées » entre les Etats-Unis et Cuba.

Par Vincent Bloch , chercheur associé au Centre d’études sociologiques et politiques Raymond-Aron de l’Ecole des hautes études en sciences sociales.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *