On apprenait il y a quelques jours qu’à la suite de l’émeute du Capitole plusieurs médias sociaux, dont Facebook et Twitter, suspendaient les comptes de Donald Trump. Bien sûr, on ne peut que se réjouir de cette entrave imposée au pouvoir de nuisance de l’occupant en sursis de la Maison-Blanche qui abuse de sa position pour jouer les incendiaires et menacer les institutions politiques de son propre pays.
Il ne faudrait pas toutefois que l’arbre cache la forêt. L’arbre, c’est Trump, et les Américains seront fort heureusement débarrassés très bientôt — et on l’espère, définitivement — de ce leader nocif ; la forêt, ce sont lesdits médias sociaux, qui, eux, vont rester.
En dépit de tout le mal que l’on peut penser de Trump, de son indécence et de son total irrespect pour les normes démocratiques, en suspendant ses comptes, les Facebook, Twitter et consorts s’arrogent eux aussi un pouvoir discrétionnaire qui n’a rien à voir lui non plus avec les normes et principes de la démocratie.
Évidemment, cette suspension est probablement légale, puisque ces compagnies médiatiques sont des firmes privées qui peuvent donc élaborer leurs propres normes en matière de diffusion. Mais, en même temps, elles ont à l’évidence un tel rôle social, voire politique, qu’il y a quelque chose d’inquiétant à les voir ainsi censurer celui qui demeure malgré tout, pour deux semaines encore, le chef de l’État en titre des États-Unis. Au-delà du cas Trump, c’est surtout le signe que la parole publique se voit assujettie aux règles édictées par des compagnies dont l’objectif premier est de faire du profit. D’autant plus que les règles en question brillent souvent par leur caractère arbitraire, voire font carrément fi des lois. On rappellera à ce sujet que Facebook a censuré voilà quelques années le tableau de Gustave Courbet L’origine du monde, mais qu’il a fallu des interventions répétées des pouvoirs politiques pour que la même compagnie suspende des comptes islamistes qui faisaient la promotion du terrorisme.
Des lois
Ce qui n’est pas non plus pour rassurer, c’est la tentation qu’éprouvent les États de se décharger sur ces compagnies multinationales de l’application des lois qui limitent la liberté d’expression. Ainsi, en juin dernier, en France, la loi Avia stipulait notamment que les propos haineux devaient être retirés sous 24 heures de n’importe quel site Internet, faute de quoi les sites visés risquaient de se voir imposer de sévères amendes. On imagine sans peine le zèle dont auraient su faire preuve les hébergeurs de contenu pour éviter de telles sanctions. C’est d’ailleurs pour cette raison que le Conseil constitutionnel a invalidé certaines dispositions de cette loi, car ce n’était pas, selon lui, à des opérateurs privés de décider du caractère illégal de certains propos, mais à un juge. Peut-être faut-il voir, de la même façon, dans la décision prise par des réseaux sociaux surpuissants de censurer Donald Trump, moins une avancée démocratique qu’une étape de plus dans le recul de l’État et la privatisation néolibérale de pouvoirs ou de responsabilités qui devraient demeurer ceux de gouvernements élus.
Sans doute faudrait-il aussi s’interroger sur la responsabilité qui est celle de ces réseaux sociaux dans la polarisation de l’opinion publique (favorisée par les algorithmes, mais aussi par une dépersonnalisation qui fonctionne comme un véritable inhibiteur d’empathie) et le pourrissement de la conversation démocratique qui, s’ils n’ont pas fait directement le lit de Donald Trump, ont certainement joué un rôle dans son élection. Sans ces nouveaux médias où circulent tout à loisir la haine et la bêtise, et où le débat se résume le plus souvent à un échange d’insultes et de petites phrases assassines, Trump ne serait sans doute pas devenu le monstre politique qu’il est aujourd’hui.
Il faut être conscient que la libération de la parole et surtout cette mise en concurrence généralisée des individus par les réseaux sociaux n’ont pas le moins du monde favorisé — ainsi qu’on aurait aimé le croire — une démocratisation accrue, mais ont plutôt offert une prime aux discours qui font la place la plus grande aux positions extrêmes, ainsi qu’à l’agressivité et à la vulgarité. On ne doit pas confondre cette foire d’empoigne avec une agora. Favorisant l’affect plutôt que la réflexion et l’intelligence, ces discours intempestifs et injurieux (dont Trump et ses soutiens n’ont malheureusement pas le monopole) sont en train — pour le plus grand bénéfice de ceux qui font leur beurre de tous ces clics — de faire triompher la déraison comme de mettre en péril nos régimes démocratiques.
Patrick Moreau est professeur de littérature à Montréal, rédacteur en chef de la revue «Argument» et essayiste. Il a notamment publié «Ces mots qui pensent à notre place» (Liber, 2017) et «La prose d’Alain Grandbois, ou lire et relire Les Voyages de Marco Polo »(Nota bene, 2019).