Tunisie, après le choc du Bardo

Jusqu’au 18 mars, malgré une accumulation de nuages sur le front sécuritaire, la Tunisie respirait un indiscutable parfum de liberté, celui de la révolution de janvier 2011. On y parlait de tout, partout et à voix haute, les revendications et grèves sauvages s’enchaînaient sans fin, et même le trafic automobile semblait être totalement débridé.

Depuis, la tragédie du Bardo a imposé au pays un choc sans précédent depuis avril 2002, mais aussi provoqué un sursaut national - un sursaut fort, unanime et digne - et un élan de solidarité international. Ce n’est ni le moment de céder à l’effroi, ni le temps d’oublier les acquis et les devoirs de la révolution.

En quatre ans, la Tunisie a engrangé de remarquables progrès, une constitution, trois élections libres et disputées, les prémisses d’une cour constitutionnelle et d’un haut conseil de la magistrature, une presse émancipée, une société civile influente, et un gouvernement de coalition associant les libéraux de Nidaa Tounes et les islamistes d’Ennahda.

MARGE D’ERREUR LIMITÉE

L’improbable alliance forgée par Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi fait figure de contrat d’assurance mutuelle, le premier acquérant la stabilité politique indispensable aux réformes à venir, le second conservant son label de parti de gouvernement et montrant son ouverture au dialogue et au compromis. L’assaut du 18 mars contre la démocratie tunisienne doit aboutir à renforcer et développer ces acquis, et non pas à les effriter. Mais les défis sont nombreux.

Le premier défi est bien évidemment sécuritaire. Avec 3 000 combattants en Syrie, le chaos libyen à sa porte, des actes terroristes à la frontière algérienne, ses propres réseaux salafistes, et maintenant cette attaque frontale, la Tunisie a de quoi s’inquiéter. La sphère politique était jusqu’ici partagée entre un retour à un Etat sécuritaire fort et un parti islamiste qui avait partiellement évolué dans sa condamnation de la violence. L’hésitation n’a plus sa place : sans un consensus rapide de l’ensemble des partis sur des réformes sécuritaires fortes mais transparentes et respectueuses des droits fondamentaux, sans un rejet clair et ferme de la violence extrémiste par Ennahda, la coalition se fissurera rapidement et le pays ne pourra relancer ni le tourisme ni l’investissement étranger.

Malgré le choc terroriste, il faut aussi penser au second défi, qui réside dans le type de société qui va se construire au fil des nombreuses réformes qui sont à l’agenda du pays. Il ne s’agit pas seulement de discours politique, mais bel et bien de choix concrets entre deux conceptions radicalement différentes de la société. Les questions sont nombreuses. Un enfant de 5 ans dans une maternelle « coranique » peut-il jouer, dessiner des personnages ou seulement réciter le Coran ? En faculté des sciences, va-t-on enseigner Darwin ou se cantonner au créationnisme ? La finance islamique aura-t-elle pignon sur rue, avec toutes ses implications juridiques ? Au travail ou devant le notaire, la femme sera-t-elle véritablement l’égale de l’homme ? La liste des arbitrages à venir est longue, elle forgera l’image de la Tunisie – économie ouverte sur l’Europe – aux yeux de ses partenaires étrangers, et donc aussi l’avenir du pays. La marge d’erreur est limitée, d’autant que les élections législatives ont bien montré la diversité – pour ne pas dire polarisation – de la société tunisienne.

Dans cette navigation délicate, les responsables tunisiens devront gérer cette diversité et façonner un épineux consensus. Au regard des quatre années passées sur le mode révolutionnaire, le consensus ne sera possible que s’il est le fruit d’un dialogue ouvert entre toutes les parties prenantes : les politiques, les milieux d’affaires, les syndicats, les universitaires, la société civile et les organisations de jeunesse. La volonté de dialogue est bien là, encore faudra-t-il trouver la capacité de trancher et de mettre en œuvre des consensus. L’ensemble des partenaires doit maintenant changer de mode de faire, et passer de l’ambiance révolutionnaire, du débat politique acharné, et du choc provoqué par le massacre du Bardo à l’exercice collectif des responsabilités.

Rien de cela ne sera facile, mais les Tunisiens ont jusqu’ici réussi à étonner le reste du monde par leur capacité à se libérer du passé, à débattre avec passion et à forger des compromis dynamiques. Malgré le deuil et la douleur, ils doivent trouver la force de progresser à la lumière de ces succès.

La communauté occidentale, anxieuse d’accompagner l’unique transition arabe qui lui soit compréhensible, doit pour sa part soutenir sans hésitation la Tunisie. Cela a commencé par une visite du ministre français de l’intérieur, trois semaines après celle du coordinateur antiterroriste de l’Union européenne. Il ne s’agit pas seulement de faire un geste de solidarité mais d’accélérer sensiblement un processus de coopération concrète et multiforme en matière sécuritaire. Plus généralement, il s’agit pour l’Union européenne de dialoguer avec l’ensemble des parties prenantes et de les aider dans leurs choix collectifs d’un modèle de société qui conserve à la Tunisie sa relation vitale avec le monde occidental.

Faisons confiance à la Tunisie, aidons là dans le respect du modèle pluripartite qu’elle s’est donné.

Marc Pierini est ancien ambassadeur de l’Union européenne en Tunisie (2002-2006) et aujourd’hui chercheur au think tank Carnegie Europe.

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