Tunisie : le jasmin et Internet

Le 14 janvier sera une date historique. Pour la première fois, le peuple d'un pays arabe, sans aucune aide extérieure, à l'issue d'un bras de fer avec le pouvoir, a provoqué le départ du président de la république qui la dirigeait en dictateur. Si pour tous ceux qui méconnaissent la Tunisie, la révolution du jasmin les a "pris de court", pour les Tunisiens et les observateurs avertis de ce pays, les clés pour une révolution annoncée étaient connues depuis des mois, voire des années. Peu après le coup d'Etat destituant Habib Bourguiba et transférant le pouvoir suprême à Ben Ali, une chape de plomb s'abattit sur le pays : la confiscation des libertés faillit être totale. Mais le développement d'Internet et des réseaux sociaux permettait de se brancher sur des espaces de liberté et de multiplier les échanges entre internautes. Aujourd'hui, la Tunisie a l'un des taux les plus élevés au monde d'internautes.

Cet usage des réseaux sociaux a été une formidable bouffée d'oxygène, en particulier pour une jeunesse qui passe une grande part de la journée et surtout de la nuit à dialoguer et à échanger des informations. Malgré les risques, les quolibets vis-à-vis de la clique au pouvoir se multipliaient et la technique des proxies a permis de contourner la censure. Le "ras le bol" était à la hauteur du désarroi : immense. En même temps, la mise en coupe sombre de l'économie du pays par la famille et la belle famille de Ben Ali, s'effectuait systématiquement. Des pans de l'économie tombaient dans l'escarcelle de la "famille", à l'instigation de l'épouse du chef de l'Etat. Sur ceux qui étaient récalcitrants s'abattaient les pires ennuis, pour eux, leur famille, leurs employés. La tranquillité ne pouvait passer sans se soumettre à cette extorsion. La population faisait le dos rond, dans l'incapacité de dénoncer publiquement l'instauration d'une économie maffieuse, dont la connaissance était cependant diffusée de bouche à oreille. L'une des parades, pour les industriels, consistait à céder une part importante de leurs actifs à des sociétés étrangères, de peur de voir leur entreprise confisquée par le pouvoir, tuant ainsi tout esprit d'initiative. Déjà contraints par une conjoncture internationale de mise à niveau difficile, les hommes d'affaires étaient peu enclins à investir, et encore moins à investir dans les régions de l'intérieur du pays, moins porteuses économiquement. Les spoliations foncières et immobilières étaient, elles, visibles.

Du jour au lendemain, des transferts d'attributaires s'opéraient, des constructions ostentatoires s'érigeaient, sur des sites protégés, en totale opacité foncière. Un beau matin, à l'entrée d'une villa de maître, s'installait une garde policière, et, lorsqu'il s'agissait de résidences balnéaires, sur la plage stationnaient désormais, nuit et jour, dans de petites guérites, des gardes, eux aussi mis à disposition. Sur la corniche d'Hammamet, le lieu le plus prestigieux de cette station réputée, une dizaine de splendides propriétés en front de mer a changé de mains dans les dernières années et sur un terrain à l'appropriation frauduleuse, a été édifié, en plein domaine public maritime, une immense villa destinée au dernier fils du président. Le pourrissement de l'économie tunisienne, le musèlement d'une société hyper surveillée étaient notoires. Pendant plus de vingt ans la Tunisie a été ainsi jugulée, martyrisée et la pression montait, sans aucune soupape. La Tunisie était en attente. Les signes de montée en puissance de l'épouse du chef de l'Etat, intervenant de plus en plus sur la scène publique, effectuant des tournées dans les pays du Golfe arabe, désireuse de devenir après l'effacement de son mari, présidente ou vice-présidente, accentuaient la colère à l'égard d'une famille, d'un clan de plus en plus honni.

L'explosion de mécontentement s'est manifestée par le soulèvement d'un peuple non armé et a fait tâche d'huile dans tout le pays. De manifestation du désespoir, dans les zones déshéritées, avec l'immolation de Mohammed Bouazizi, elle s'est transformée en manifestation d'opposition. Il ne s'est pas agi d'émeutes de la faim, d'émeutes du pain, dans un pays émergent où les besoins élémentaires sont satisfaits, mais du soulèvement d'un peuple soucieux de sa dignité et de son avenir et, pour beaucoup, en quête de travail, et d'un peuple opposé aux agissements de son maître. La répression a été terrible, avec des tirs tendus de snipers : une centaine de morts, des centaines de blessés. Souvent filmées par les jeunes eux mêmes, les images illustrent la violence disproportionnée. Face aux forces de l'ordre armées, la jeunesse tunisienne s'est opposée courageusement, tel ce jeune garçon planté à quelques mètres des policiers avec sur son maillot blanc le dessin d'une cible et l'inscription "tirez !", tels ces deux adolescents téméraires, brandissant comme Bonaparte à Arcole, un grand drapeau qu'ils tenaient chacun à deux mains, progressant bien en tête des lanceurs de pierres, face aux forces de l'ordre. Ce courage, cette spontanéité d'un mouvement non téléguidé, mais constamment relancé par les informations filmées et photographiées par les téléphones portables, transmises au monde entier par les réseaux sociaux, ont abouti à un embrasement général et à la fuite du président et de sa famille. Le premier acte, sanglant, difficile et dangereux ouvre désormais la voie à un second acte, peut-être moins dangereux, mais beaucoup plus délicat.

Petit pays, ouvert depuis les Phéniciens et Carthage aux influences extérieures, la Tunisie est plus une terre de nuances que de contrastes. Peu belliqueuse, la société tunisienne est arabe, mais ne renie pas son prestigieux passé punique, romain et byzantin. La Tunisie est terre d'islam, celui-ci étant, par essence, tolérant. On lui doit, d'ailleurs, avec Ibn Abi Dhiaf, Kheireddine, Tahar Haddad, Habib Bourguiba, Mohammed Charfi ou Mohammed Talbi bien des apôtres d'un islam éclairé. Dans un pays où le littoral et les villes du littoral, jouent un rôle essentiel depuis 3 000 ans, depuis Magon et Hannibal, la Méditerranée est très présente, à la différence d'autres pays arabes ou de la Turquie. Est-il besoin de dire, enfin, que la Tunisie est moderne ? Elle l'est depuis ce génie des sciences humaines que fut Ibn Khaldoun. Elle l'est du fait de ce tissu de villes qui abritent une classe moyenne étoffée. Elle l'est depuis le XIXe siècle où elle se dota d'une constitution avant tout autre pays arabe et abolit l'esclavage avant la France. Depuis le XIXe siècle la question de la place de la femme, de son statut a été posée, résolue, en 1956, à l'indépendance, de façon magistrale par Bourguiba.

Il reste toujours à faire quant à l'égalité femme/homme, mais des bases très en avance par rapport à l'aire culturelle dominante y ont été jetées il y a plus d'un demi-siècle et leurs acquis n'ont jamais été démentis ni contestés. La transition démographique liée à cette émancipation des femmes et des couples s'est traduite par une diminution de la fécondité. Maternée par son premier président de la république, Habib Bourguiba, qui l'a en quelque sorte forgée, la Nation tunisienne a abouti à un moule unitaire fort. Aidé par une homogénéité linguistique et religieuse et par la lutte pour l'indépendance, le Combattant suprême a contribué à cimenter la société, en en renforçant l'éducation et les conditions de vie. Mais sa haute personnalité politique a figé autour de lui un système politique rigidifié au sein du parti unique, alors que la Tunisie avait largement atteint un niveau de développement humain qui lui permettait de s'engager avec profit dans la voie de l'ouverture démocratique. Ben Ali a tué dans l'œuf cet espoir. Sans dessein d'ensemble, dénué de l'aura et de la culture de son prédécesseur, il a hypertrophié les pratiques sécuritaires tout en parasitant la dynamique économique, s'appropriant, dans le plus grand secret, la gestion des grands projets de concessions attribuées à des privés étrangers.

Il faut espérer que la Tunisie nouvelle aura définitivement tourné la page d'une première construction nationale qui fut celle d'une autre génération, dans un contexte de décolonisation désormais révolu. Un vent de liberté, impulsé par la jeunesse, souffle aujourd'hui en Tunisie. Le verrou de l'expression a définitivement sauté. Ce que les anciens ne pouvaient dire qu'à mots couverts dans les lieux habituels de sociabilité, les jeunes l'ont diffusé au grand jour sur la Toile. Ce parfum de jasmin/Net doit se diffuser sans entrave.

Encore faut-il, après avoir rétabli l'ordre et éradiqué les exactions, ce à quoi l'armée, légaliste, s'emploie, amplifier la poussée démocratique en instaurant les libertés fondamentales, d'expression et de réunion, et établir le multipartisme et les élections libres. La première phase, l'éradication de la tête, est achevée, "yes we do !", et la Tunisie fait école dans le monde arabe : le verrou psychologique est tombé. La seconde phase, celle du toilettage des membres, en particulier au sein du second gouvernement provisoire de transition, s'est rapidement effectuée. Il reste, en troisième moment, à nettoyer toute la ramure et, qu'en même temps, tous les partis affinent leurs programmes, quadrillent le territoire et puissent s'exprimer auprès du plus grand nombre. La révision de l'ensemble du dispositif juridique, en particulier la loi électorale, l'organisation des élections législatives et présidentielle, le bon déroulement de la campagne et des opérations de vote sont les objectifs à atteindre.

Il faut un dessein commun pour toute la Tunisie en transcendant les disparités géographiques, le régionalisme et les clivages idéologiques ou politiques. Avec l'apurement des spoliations et des transferts d'argent, un climat plus serein, libéral, devrait permettre de relancer l'économie. La Tunisie doit pouvoir présenter une opportunité avantageuse pour les IDE et présenter un bon risque. Alors que sa compétitivité la plaçait, il y a dix ans, de loin, en proue parmi les pays du Sud et de l'Est de la Méditerranée, du Maroc à la Turquie, elle se retrouve, depuis trois ans, parmi eux sans grand avantage comparatif. Il est certain que la crise que le pays traverse ne sera pas sans conséquence dans son rythme de croissance économique et donc dans son offre d'emplois. Vis-à-vis de ce pays qui a atteint les acquis communautaires, l'Union européenne, première grande région partenaire économique et la France, premier partenaire bilatéral, grandes absentes lors de la crise, se doivent de racheter leur vacuité lors de la sortie de crise par une aide rapide et massive. Si la relance de l'économie tunisienne ne s'effectue pas dans l'année, les causes structurelles de la crise, les difficultés d'emplois qualifiés, s'accentueront avec les mêmes effets. Les Européens qui se sentent solidaires de la Tunisie devraient contribuer à sa relance économique, en y passant leurs vacances, par exemple. Le Schéma d'aménagement du territoire, élaboré en 1997, prônait "l'unité nationale et l'ouverture mondiale".

Le premier terme de l'équation, décliné sous la forme d'une compensation pour les régions de l'intérieur n'a guère été engagé tandis que l'axe porteur du littoral, bien branché sur l'extérieur, n'a pas réalisé, dans les trois dernières années, les espérances annoncées. Le contexte international rend encore plus difficile la prise de parts de marché par la Tunisie. Or cette montée en puissance est vitale et il est nécessaire de renforcer de façon notoire la compétitivité des grandes agglomérations tunisiennes, toutes littorales. En parasitant le système économique, le pouvoir sorti laisse un tissu perturbé dont la réorganisation est un préalable à la relance. Mais les bases et les ressources humaines sont suffisantes pour envisager une réussite, et donc des retombées susceptibles d'être redistribuées. Par contre, beaucoup reste à faire pour les territoires de l'intérieur du pays, moins bien lotis et disposant de ressources beaucoup plus frêles.

Dans l'immense espoir qui jaillit de cette révolution portée par une jeunesse, il y a celui de remodeler une société par le rajeunissement drastique de ses cadres et de ses responsables, en profondeur dans ses principes et ses règles de fonctionnement. Remodeler une société en y facilitant les échanges et en faisant des zones les mieux équipées du pays un tremplin de développement stimulant, mais aussi, dans son rapport aux territoires, en n'acceptant pas de considérer comme une malédiction de naître et de vivre dans une localité de la Tunisie profonde. Saines revendications, de bon sens et qui viennent du cœur, qu'il faut plier maintenant à la dure rigueur de la réalité, mais qui doivent continuer à mobiliser le peuple tunisien afin de s'engager, de façon équitable, dans la voie du progrès et de la dignité.

Par Jean-Marie Miossec, professeur à l'Université Paul-Valéry de Montpellier.

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