Les dirigeants des grands pays européens doivent relancer une vision pour la grande Europe, sans s'enliser dans des débats sur l'élargissement de l'Union. Dans la foulée du G-20 qu'il préside depuis le 12 novembre, M. Sarkozy, a l'occasion de lancer des initiatives géopolitiques, dépassant les polémiques sur les Roms et sur la Turquie. Sa rencontre avec Mme Merkel et M. Medvedev, à Deauville le 19 octobre, a rappelé l'utilité d'une coopération euro-russe.
Environ 250 millions de personnes vivent en Turquie et dans les pays ex-soviétiques, qui sont tous membres du Conseil de l'Europe. Ajoutés aux 500 millions de citoyens de l'UE, cela fait un espace de 750 millions de citoyens unis par la géographie, l'histoire et les aspirations démocratiques ainsi que la concurrence asiatique, voire la menace terroriste. Leur économie, en forte croissance, ce sont nos exportations, c'est notre prospérité. Une perspective claire d'intégration européenne faciliterait la confiance, les investissements, et donc la sortie de crise.
Pourtant, par négligence de l'Ouest, la Turquie et l'Ukraine risquent de se retourner vers l'Est : l'ancien monde ottoman pour l'une, Moscou pour l'autre. Quant à la Russie, en déclin relatif, sous la pression chinoise, elle se redécouvre une vocation européenne. Soit en tentant une union douanière néo-soviétique, soit dans une perspective paneuropéenne, comme avant 1917. Certes, les deux pays slaves pourraient se rapprocher de nous. En 2011, sous présidence polonaise, l'UE va certainement s'associer à l'Ukraine, en dénotant – je l'espère - sa ‘perspective européenne'. En 2012, le président russe élu quittera probablement le nationalisme post-impérial pour un certain euro-réalisme. Déjà, la Russie souhaite coopérer pour sa sécurité et sa modernisation, sans abandon de souveraineté. De notre coté, sans élargir l'OTAN et l'UE, saisissons cette main tendue, offrons lui un ‘horizon européen'.
Quand à l'élargissement institutionnel de l'UE, cette dynamique sera bloquée dans quelques années. L'approche actuelle s'achèvera avec quelques pays nordiques et balkaniques. Il y a trop de ministres autour de la table, trop de lois à négocier, et trop de bouleversements si des pays forts peuplés comme la Turquie devaient rejoindre l'UE. En conséquence, les négociations turques traînent. Elles doivent continuer de toute façon, laissant ouvert leur aboutissement : l'adhésion.
Le "partenariat privilégié" proposé par Paris comme alternative à l'élargissement, est vide de contenu. Les Turcs se défient aussi de l'Union pour la Méditerranée, perçue comme une voie de garage. Comme dans des fiançailles prolongées, la fière Turquie veut soit rompre, soit fixer la date du mariage.
Pour sortir "par le haut" de cette pensée unique de l'élargissement, une vision paneuropéenne doit être apportée. Le projet d'une Europe à plusieurs vitesses est seul à même de rencontrer les aspirations de ces peuples, tout en réduisant les angoisses identitaires à l'Ouest. Cette Europe aurait trois cercles concentriques. Le plus intégré c'est le zone euro, aujourd'hui à 16 membres. Le groupe politique c'est l'Union Européenne à 27 et bientôt plus. Reste à définir le troisième cercle.
Selon Schumann et Monnet, l'intégration doit se faire par petits pas, en commençant par l'économie. Pour la Turquie, l'Ukraine et la Russie, celle-ci peut s'opérer à travers l'établissement d'un marché paneuropéen de 750 millions de citoyens. Pas seulement une union douanière – déjà en place avec la Turquie - mais aussi le marché du travail. En somme, ‘Tout sauf l'euro, la politique étrangère et la défense'. Appelons ce grand marché la nouvelle Communauté Economique Européenne. La promesse de l'ancienne CEE à la Turquie en 1963 serait enfin remplie…. Pour fixer les esprits sur la mise en oeuvre, en phase avec l'agenda ‘Europe 2020' de Bruxelles, je parlerai même de ‘CEE 2020'.
Reste la question politique, toujours épineuse. Des visions ‘de Lisbonne à Vladivostok' existent déjà (certaines sont résumées sur EuRoman.Blogactiv.eu). Elles manquent de lisibilité? C'est là qu'intervient la ‘soft governance', la politique sans base juridique.
Malgré son échelle mondiale, le G-20 pourrait montrer la voie, puisque la Turquie et la Russie en font partie. Un sommet similaire pourrait remplir ce rôle d'impulsion, avant les réunions du G-20, en réunissant notamment ses membres européens.
Ce ‘Europe10' serait informel mais visible, riches de symboles au sens fort du mot. En amont des autres instances, ses dirigeants débâteraient du marché paneuropéen dans le contexte mondialisé. Le Conseil et le Parlement européens resteraient le législatif, et la Commission de Bruxelles le garant efficace du marché paneuropéen. Qui seraient les membres du ‘E-10'? D'abord, légitimités par 70% de la population de l'UE, les six "grands": Allemagne, Espagne, France, Italie, Pologne, Royaume Uni. Ensuite, l'Union européenne elle-même, à l'écoute de ses 21 autres états. Les deux suivants seraient l'Ukraine et la Turquie. La Russie, enfin, dès qu'elle se sent prête.
Le Président français du G-20 est attendu à Ankara en fin d'année, il ne pourra s'y présenter les mains vides. Sous présidence française de l'UE, au plus fort de la crise financière, il avait déjà bousculé les habitudes en convoquant un sommet de la zone euro. Rien ne l'empêche aujourd'hui d'inviter ses homologues ‘E-10'. La CEE fût lancée par un petit nombre de "pères fondateurs". [Le Conseil Européen a démarré bien après, ‘à neuf au coin du feu', avant de guider le triplement des pays membres.] Le moment est aujourd'hui venu de relancer la grande Europe. A nos dirigeants de saisir cette opportunité.
Christophe Leclercq, éditeur et fondateur de EurActiv.com