Turquie : un procès d’opposants qui « illustre la dérive liberticide du président Erdogan »

Gökce Tuyluoglu, dirigeante de la fondation Open Society en Turquie, n’aurait jamais quitté son pays de son propre chef. Mais en fin d’année dernière, nous l’avons convaincue de quitter Istanbul, car nous savions que sa liberté était grandement menacée par le gouvernement du président Recep Tayyip Erdogan. Depuis 2008, Gökce travaillait à la tête de notre fondation en Turquie, distribuant des aides financières à diverses organisations locales œuvrant en faveur des droits de l’homme et de l’instauration d’un Etat de droit.

Gökce a eu raison de quitter le pays. C’est une personne remarquable qui force l’admiration, quelqu’un qui croit profondément que l’avenir de la Turquie passe par un processus de démocratisation permettant à tous les Turcs d’avoir leur mot à dire dans la manière dont ils sont gouvernés. Malheureusement, nos sombres prédictions sont en train de devenir réalité. En effet, elle fait aujourd’hui partie des seize accusés dont le procès s’est ouvert le 23 juin à Istanbul, un procès qui illustre la dérive liberticide du président Erdogan.

Les seize personnes poursuivies sont jugées pour avoir prétendument conspiré contre le gouvernement en contribuant en 2013 à l’organisation des manifestations protestataires du parc Gezi (« mouvement de Gezi »). Dix des accusés ont été présents à l’audience à l’ouverture du procès. Selon l’acte d’accusation, ils encourent tous une peine de prison à perpétuité.

Une mascarade de justice

Perpétuité pour quoi ? En tant que responsable d’Open Society Foundations en Turquie, Gökce gérait des subventions de faible ampleur, qu’elle attribuait à des organisations menant des actions sociétales, notamment pour lutter contre la violence faite aux femmes dans le sud-est du pays, une région particulièrement touchée par la violence et l’instabilité, ou pour financer des écoles pour la population rom du pays.

Elle a étroitement collaboré avec certains de ses coaccusés, et notamment avec Osman Kavala, homme d’affaires et mécène, dont la fondation Anadolu Kultur (« culture Anatolie ») mène des actions dans les arts et les médias pour œuvrer à l’ouverture d’un débat public sur le comportement de la Turquie envers ses minorités à travers l’histoire du pays, que ce soit les chrétiens, les Arméniens ou les Kurdes.

L’acte d’accusation de 657 pages est une mascarade qui n’apporte pas la moindre preuve juridique pouvant mettre en cause les accusés dans les crimes prétendument commis lors des événements de Gezi en 2013. Il apparaît clairement que l’acte d’accusation a été rédigé pour étayer la thèse de la conspiration qui avait été avancée à l’époque des faits. Il s’agit ainsi de démontrer que les manifestations n’étaient pas des événements spontanés, mais qu’elles avaient été ourdies par des comploteurs étrangers.

En novembre 2018, le président Erdogan avait clairement donné aux procureurs en charge du dossier la ligne à suivre en déclarant dans une allocution que « Soros, le célèbre juif hongrois » était derrière Osman Kavala.

Pourtant, l’importance de ce procès ne tient pas aux soupçons d’ingérence étrangère formulés par les autorités turques, une accusation maintes fois rebattue et souvent dirigée à l’encontre d’Open Society Foundations en raison de son action en faveur des droits de l’homme et de l’Etat de droit.

Une dérive autoritaire

Ce qui rend ce procès si important, c’est qu’il marque une nouvelle étape dans la dérive autoritaire du pouvoir turc. Après avoir concentré ses attaques contre ceux qui étaient soupçonnés d’avoir participé à la tentative de coup d’Etat de 2016, le gouvernement tente désormais d’intimider et de réduire au silence les voix dissidentes.

Pour s’en convaincre, il suffit d’énumérer la liste des accusés. Mucella Yapıcı est une architecte de renommée mondiale qui est accusée, avec deux de ses collègues, d’avoir contribué à formuler les revendications des protestataires lors des événements de Gezi. Memet Ali Alabora et sa femme sont comédiens et auteurs de théâtre. Ils ont présenté une pièce six mois avant les événements de Gezi dont le ministère public estime qu’elle a contribué à faire monter la contestation. Quant à Cigdem Mater, c’est une productrice de cinéma qui a travaillé en 2018 sur le film Human Flow, réalisé par le Chinois Ai Weiwei, un documentaire consacré à l’ampleur de la crise des migrants dans le monde.

Il ne s’agit pas de dangereux révolutionnaires. Ce sont des gens qui veulent le meilleur pour la Turquie, des gens qui pensent que la Turquie a besoin de dialogue et de transparence, et non d’un discours monolithique fondé sur un mythe national.

Remise en cause des institutions démocratiques depuis 2016

Mon expérience comme ambassadeur des Etats-Unis en Afrique du Sud m’a convaincu de l’importance de la pluralité dans une société : des voix indépendantes issues de la société civile doivent pouvoir s’exprimer. A l’époque, le gouvernement du président Jacob Zuma n’avait de cesse de renforcer son emprise sur les institutions de l’Etat. Grâce à des organisations de la société civile, suffisamment solides et financées de manière indépendante, les effets négatifs de cette politique de renforcement du pouvoir présidentiel ont pu être atténués. Ces organisations contribuent désormais à restaurer la vitalité démocratique du pays.

Les institutions démocratiques et l’indépendance du pouvoir judiciaire ont été sans doute encore plus durement remises en cause en Turquie, depuis 2016, qu’en Afrique du Sud lorsque j’y exerçais ma fonction à la tête de la mission diplomatique américaine. Pourtant, il est évident que la vision du pays défendue par le président Erdogan est loin de faire l’unanimité en Turquie, comme vient d’en attester le scrutin du 23 juin pour les élections municipales d’Istanbul.

J’exhorte le président Erdogan à admettre que ce n’est pas une preuve de puissance que de réduire l’opposition au silence par la force. Abandonner les poursuites reposant sur des accusations sans fondement constituerait un pas important pour restaurer la confiance dans l’Etat de droit en Turquie. Ce serait un pas en avant vers l’objectif que nous appelons de nos vœux : bâtir un futur prospère, démocratique et stable pour le pays. Nous espérons que le président Erdogan partage cette ambition avec ceux qui prendront place sur le banc des accusés lors de ce simulacre de procès, y compris Gökce Tuyluoglu.

Patrick Gaspard, président depuis 2018 d’Open Society Foundations, réseau d’ONG fondé par George Soros pour la défense des droits humains et de la démocratie, a été ambassadeur des Etats-Unis en Afrique du Sud (2013-2016), directeur exécutif du Comité national démocrate (2011-2013), et collaborateur du président Obama à la Maison Blanche (2009-2011).

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