Twitter, Facebook et la société numérique

La décision récente de Twitter, de Facebook et de plusieurs autres plateformes de médias sociaux de bannir de façon temporaire ou permanente les comptes liés à Donald Trump, ainsi que de faire le ménage parmi les comptes d’utilisateurs qui propagent des idées complotistes, marque l’aboutissement d’une longue année à débattre sur le rôle des grandes plateformes technologiques dans le discours social.

Depuis 2018, les « géants du numérique » font l’objet d’une pression et d’une surveillance toujours croissante de la part de l’opinion publique et de gouvernements partout dans le monde. Depuis des mois, on tente de mieux cerner la responsabilité de ces plateformes dans la lutte contre la désinformation, contre la polarisation des positions politiques et contre l’épandage de discours haineux ou controversés. En réponse à cette pression grandissante, plusieurs de ces entreprises numériques se sont dotées peu à peu de politiques de modération, de comités de vérification des faits et de « règles de civisme » pour régenter l’espace de discussion dans leurs services en ligne.

Quelques faits demeurent.

1. Ce sont, à l’heure actuelle, des entreprises privées qui dictent ces nouvelles règles, qui en déterminent les conditions, le périmètre d’application et les méthodes d’exécution, et ce, sans le souci de transparence, de consultation publique ou de reddition de comptes propre aux instances publiques.

2. Elles ne le font pas par grandeur d’âme, mais bien parce que la pression politique s’est accrue, et continuera de s’accroître sous un gouvernement démocrate aux États-Unis. Voilà qui explique qu’on voie les dirigeants de ces entreprises faire des investissements conséquents qu’ils ne s’étaient jamais donné la peine de faire jusqu’ici.

3. Concrètement, sur les réseaux socionumériques qui dominent l’espace en ligne, tels Twitter, Facebook ou YouTube, les dynamiques entre individus reposent sur des logiques computationnelles et des processus calculatoires. Bien entendu, on vise à maximiser nos échanges. Toutefois, ce n’est pas dans la perspective de créer de meilleures relations humaines, mais bien afin de monnayer nos interactions.

Dans les vastes écosystèmes numériques contrôlés par les GAFAM, les personnes sont devenues des utilisateurs et les utilisateurs sont devenus un flot de données indifférenciées.

Nous voilà contraints à donner à des plateformes, dont la fonction est l’interactivité technique et dont la finalité est l’accumulation de profits, la responsabilité d’arbitrer nos relations humaines et sociales. En quoi cela pose-t-il problème ? C’est que ces plateformes, même si elles en ont toutes les apparences, ne sont pas conçues comme des lieux publics.

Le lien social

Or, c’est précisément dans les lieux publics — dans les parcs, les bibliothèques, les rues, les écoles — que l’on apprend à vivre ensemble. L’auteur Eli Pariser — celui qui a inventé le terme « bulle de filtre » en 2011 et qui codirige aujourd’hui l’organisme Civic Signals — nous rappelle entre autres que les espaces publics dans le monde physique sont scrupuleusement étudiés et conçus pour renforcer la cohésion des communautés. Par la planification urbaine, par exemple, on s’efforce de rendre « l’étranger familier », de stimuler la rencontre fortuite et d’assurer que tout un chacun évolue sur le territoire avec le sentiment d’être en sécurité.

Nous devons aujourd’hui composer avec le territoire numérique. Les règles de distanciation sociale vécues depuis le début de la pandémie ne font que confirmer l’urgence d’organiser un espace public dématérialisé. Mais ce n’est pas aux entreprises technos, centralisatrices et mues par des intérêts marchands, d’organiser le lien social. C’est aux citoyens, aux institutions civiques et aux gouvernements d’y réfléchir.

Au Canada et au Québec, nous devrions profiter du fait que plusieurs mesures et projets de loi concernant les « géants du numérique » ont été déposés, ou sont en gestation, pour s’assurer qu’une partie des sommes qui seront récoltées auprès de ces acteurs (sous forme de taxes, de redevances ou d’impôts) puisse être investie dans la mise en place d’infrastructures publiques dans l’espace en ligne. Il faut soutenir des initiatives locales qui visent à concevoir l’équivalent numérique de nos parcs et de nos ruelles de quartier.

Pour y parvenir cependant, il faut développer une vision qui conçoit le numérique au-delà de ses dimensions transactionnelles et servicielles. Il faut passer d’une architecture technologique centrée sur l’utilisateur vers une autre qui serait centrée sur la personne.

En attendant, nous sommes contraints de nous en remettre aux grands acteurs privés des technologies pour assurer que les espaces en ligne que nous fréquentons quotidiennement soient exempts de menaces pour l’intégrité des individus et des communautés. Souhaitons-nous qu’un jour, pas trop lointain, on se comportera dans le cyberespace comme on le fait dans les rues de notre ville, au parc, à l’épicerie, à la bibliothèque. Cette société numérique en devenir, ce n’est ni Twitter ni Facebook qui peuvent nous l’offrir.

Catalina Briceño, professeure invitée à l’École des médias de l’UQAM.

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