Ukraine, attention aux lendemains qui déchantent

Après trois mois de lutte acharnée, plusieurs dizaines de morts et d'innombrables blessés, la page Ianoukovitch semble définitivement tournée en Ukraine. Mais contrairement à ce que l'euphorie médiatique voudrait nous faire croire, la période postrévolutionnaire qui s'ouvre aujourd'hui est semée de multiples embûches. D'une part, les partis de l'opposition promeuvent des visions divergentes pour le futur de l'Ukraine.

La libération triomphante de Ioulia Timochenko ne fait qu'ajouter une candidate potentielle aux futures élections du 25 mai. D'autant plus que ces partis, en acceptant à contrecœur de signer un accord de sortie de crise avec Viktor Ianoukovitch, ont été accusés d'avoir pactisé avec le diable. Leur légitimité pour incarner l'Ukraine postrévolutionnaire n'est donc pas complètement garantie, a fortiori quand leur vision différente de l'avenir mène à des luttes intestines qui hypothèquent les chances d'un retour au calme.

Une autre menace existe à court-terme: la contre-révolution. En effet, pendant que l'opposition s'empare des leviers du pouvoir à Kiev, l'est du pays s'organise de son côté. Le gouverneur de la région de Kharkiv, Mikhaïlo Dobkin, a annoncé qu'un congrès des régions ukrainiennes pro-russes s'est ouvert, le 22 février, à Kharkiv, en présence de députés et gouverneurs russes.

IANOUKOVITCH TOUJOURS POPULAIRE A L'EST

D'autre part, certains journalistes ont rapporté la constitution de milices pro-Ianoukovitch – ou plutôt anti-Maïdan – à l'est pour faire front contre ce que le président a lui-même appelé un coup d'Etat. Des explosions de joie spontanées dans certaines villes de l'est ont été matées avec violence par des contre-révolutionnaires pro-russes ravis d'en découdre. Le risque de contre-révolution n'est donc pas à prendre à la légère.

Si Viktor Ianoukovitch a été chassé de Kiev, son parti peut toujours compter sur le soutien indéfectible d'une base électorale solide à l'est, toujours estimée entre 30% et 40% de la population. L'éviction du président honni n'altère en rien cette réalité.

Un sondage réalisé en janvier par un sondeur ukrainien concluait qu'avec 21% des intentions de vote, Viktor Ianoukovitch restait le candidat jouissant de la cote de popularité la plus élevée en Ukraine. La fragmentation de l'opposition, ainsi que sa diabolisation croissante suite au pacte faustien conclu avec lui, limitent ses chances de peser face à un bloc de l'est plus cohérent et resserré.

Comme on le sait, l'Ukraine est divisée entre à une partie occidentale majoritairement urbaine, éduquée et pro-Union européenne, et une partie orientale et sud-orientale russophone, berceau de l'industrie lourde et rurale. Cette ligne de fracture géographique, culturelle, linguistique et géopolitique n'a point disparu.

Si l'opposition n'évite pas l'écueil du morcellement et ne parvient pas à être inclusive et constructive, le pays risque d'être davantage polarisé. Les différentes loyautés et aspirations des Ukrainiens ne sont pas des tendances conjoncturelles révélées par la crise actuelle. Elles sont plutôt de véritables déterminismes culturels et historiques profondément enracinés dans les mentalités, qui conditionnent les comportements de chacun.

LES RISQUES D'UNE GUERRE CIVILE

Le vide politique qui succède à Viktor Ianoukovitch pourrait déboucher sur un regain de tension et une polarisation des deux camps. Au milieu d'un paysage aussi fluide et incertain, les risques d'une guerre civile opposant l'ouest à l'est ne sont pas inexistants.

M. Ianoukovitch s'est activé à mettre sur pied des groupes paramilitaires et autres milices dans l'est pour faire front contre les manifestants du mouvement Maïdan. De même, les principaux foyers de contestation à M. Ianoukovitch ont vu l'éclosion de milices armées, les soi-disant « centuries ».

Les rues de Kiev, désertées par la police, ont vite été remplies par les groupes d'autodéfense du Maïdan, nouveaux garants de l'ordre. La création de multiples centres de pouvoir en Ukraine, voire l'éclatement du pays à terme, n'est pas souhaitable.

Le risque d'escalade de la violence, de vengeance extra-légale menée par la rue et de purge des policiers et de tous ceux qui sont associés à la répression de Maïdan, n'est pas à écarter. Si l'Etat ne reprend pas la main, le pays court le risque d'une fragmentation militarisée semblable à celle constatée en Libye.

Ajoutez à ces troubles intérieurs une lutte d'influence par procuration opposant l'Occident à la Russie, ainsi qu'une menace imminent de banqueroute économique, et le tableau de l'Ukraine post-révolutionnaire ne retrouve guère de couleurs.

C'est pour éviter le risque de balkanisation du pays sur des fractures géographiques et des allégeances politiques que l'UE et la Russie doivent travailler main dans la main pour bâtir une Ukraine viable et inclusive. La configuration géographico-linguistique du pays ne permet à aucun des deux géants de triompher absolument sans provoquer un éclatement de l'Ukraine en deux entités distinctes.

DESARMER LE PAYS

Sur le court terme, les deux géants doivent s'assurer que l'opposition, morcelée, et les partisans de Viktor Ianoukovitch engagent le désarmement du pays pour repousser le péril de la guerre civile. L'Union européenne et la Russie devraient également œuvrer à la mise en place d'un régime parlementaire en Ukraine, avec un président au rôle honorifique et un premier ministre représentant le principal parti au Parlement.

La Constitution doit aussi accorder plus de pouvoir à la Rada [Parlement ukrainien], installer l'Etat de droit pour limiter les prérogatives du président et permettre le fonctionnement sans heurt de la justice impartiale et indépendante.

N'oublions pas que la centralisation du pouvoir politique dans les mains de Viktor Ianoukovitch en 2011 avaient provoqué un vaste tollé et servi de carburant à la révolution. Parce que l'Ukraine est un pays profondément divisé, l'UE et la Russie doivent travailler à la mise en place d'une système respectueux de la diversité culturelle et géographique qui caractérise ce grand pays.

Si les manifestations ont éclaté en réponse à la volte-face de M. Ianoukovitch lors de la signature d'un accord d'association avec l'UE, les revendications concernant la direction géopolitique de l'Ukraine se sont vite transformées en référendum national ayant pour objet la présidence Ianoukovitch.

Ce dernier n'était que le symptôme d'un vaste Etat-mafieux rigide et irréformable, sous-tendu par la corruption et le népotisme. Sa destitution n'a pas vocation à guérir les problèmes structurels qui minent l'Ukraine depuis tant d'années. Si les forces politiques en présence ne mesurent pas l'importance des fractures qui divisent leur pays, et appliquent les réformes nécessaires, alors tous les efforts déployés par la Révolution n'auront servi à rien.

Romain Champetier, etudiant en licence à Sciences Po. Il est actuellement à la School of Foreign Service de Georgetown University à Washington (Etats-Unis), et effectue un stage au Sénat américain ce semestre.

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