Ukraine: la triple trahison

Commémoration du massacre de Babi Yar en 2014. (Keystone)
Commémoration du massacre de Babi Yar en 2014. (Keystone)

Aujourd’hui j’ai rencontré la mort. Dieu merci, pas celle qui viendra me chercher, du moins je l’espère, ni celle qui réunit une famille nombreuse autour d’un aïeul ridé, parti vers une autre dimension, après une vie bien remplie et une retraite paisible. Pas celle qui, après les quelques verres qui ont suivi l’inhumation, permet de conclure à l’unisson que le défunt a finalement bien mérité un repos éternel.

Non, la mort que j’ai rencontrée aujourd’hui n’a aucun sens, elle est cruelle, elle est venue faucher des vies dans une abondante moisson aussi absurde qu’inutile.

Profitant d’un beau dimanche ensoleillé, libre de toute contrainte professionnelle, je suis parti à la recherche de Babi Yar, cet endroit où furent rassemblés 34 000 juifs le 29 septembre 1941 avant d’y être massacrés et jetés dans les ravins qui l’entourent. Dans son livre magistral, Peut-être Esther (Seuil 2015), Katja Petrowskaja rend un hommage émouvant à son arrière-grand-mère (s’appelait-elle Esther?) qui figure parmi les victimes de Babi Yar.

Babi Yar se trouve à quelques centaines de mètres de l’arrêt du métro Dorojytchi. Seulement voilà, plutôt que d’y arriver directement, je me suis perdu dans un cimetière du quartier en demandant mon chemin à quelques passants.

J’ai vu de nombreuses pierres tombales à la mémoire de militaires, morts du temps de l’Union soviétique. Leur portrait, sculpté sur la dalle, représente le défunt bardé de médailles et de décorations. Au détour de tombes envahies par une végétation luxuriante, j’ai pu aussi observer le travail de croque-morts creusant le sol pour les enterrements à venir. A côté de l’imposant tas de terre étaient posés des fleurs fraîchement coupées et des drapeaux ukrainiens, bleu et or, soigneusement pliés en attendant d’être déployés sur les bières. Dans la guérite adjacente se trouvaient cinq cercueils en position verticale, à peine laqués, prêts à accueillir une dépouille militaire pour l’éternité.

Au bout de quelque temps, je suis tout de même parvenu à Babi Yar. Dans le parc, plusieurs monuments ont été érigés à la mémoire des victimes juives, mais également des prêtres orthodoxes, des nationalistes ukrainiens et des Roms, victimes de la barbarie nazie. Une imposante statue de style soviétique représente des enterrés vivants luttant pour leur survie. Au total, 100 000 personnes périrent à Babi Yar, transformé en camp de concentration, jusqu’à l’arrivée des troupes soviétiques en 1943.

Aujourd’hui, j’ai été le témoin d’une triple trahison. La première se réfère bien évidemment à celle dont furent victimes les juifs ukrainiens qui ont quitté leur domicile en ce funeste jour de septembre 1941 sous quelques fallacieux prétextes pour aller se faire massacrer à Babi Yar. Au nom des millions de ses victimes, parmi lesquelles celles de Babi Yar, l’Europe s’était juré de ne plus jamais se livrer de guerre sur son sol. Les cinq cercueils que j’ai vus symbolisent la deuxième trahison, celle du plus jamais, déjà mis à mal à la fin du siècle passé dans les Balkans. Des Européens meurent sur les deux côtés d’un front de bataille européen. La troisième déshonore la mémoire des militaires soviétiques qui ont combattu côte à côte, sans distinction de nationalité, contre le mal absolu, ceux-là même dont les portraits funéraires rappellent leurs exploits et sacrifices. Ce sont leurs fils et petit-fils qui sont en train de s’entre-tuer dans le Donbass.

Jean-Noël Wetterwald, envoyé en mission pour le HCR en Ukraine.

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