Ukraine: l’Europe est indirectement en guerre

La Russie défie aujourd’hui l’existence même de l’Europe, sans que les Européens et leurs dirigeants en aient pleinement conscience. L’Europe et l’Amérique – chacune pour des raisons qui leur sont propres – sont déterminées à éviter toute confrontation militaire directe avec la Russie. Or, la Russie du président Vladimir Poutine sait tirer parti de cette réticence. Violant ses obligations en vertu des traités, la Russie a décidé d’annexer la Crimée et d’établir des enclaves séparatistes dans l’est de l’Ukraine.

En septembre, le président ukrainien Petro Porochenko a reçu un accueil très enthousiaste du Congrès américain. Dans son discours, il a demandé la livraison d’armes défensives «à la fois létales et non létales». M. Porochenko s’est vu fournir des radars, mais aucune suite n’a été donnée à sa requête pour des lance-missiles portables Javelin, utilisés pour contrer l’avancée de chars. Les Etats européens se montrent également réticents à apporter une aide militaire à l’Ukraine, craignant des représailles de la part de la Russie. En somme, sa visite à Washington n’a conféré à Petro Porochenko qu’un semblant de soutien, sans véritable substance.

Aspect tout aussi troublant, les dirigeants internationaux se sont montrés déterminés à suspendre tout nouvel engagement financier en faveur de l’Ukraine avant les élections parlementaires du 26 octobre. Ce choix a inévitablement pesé sur les réserves de change ukrainiennes, faisant apparaître le spectre d’une crise financière généralisée dans le pays.

La Russie manie pour sa part la carotte et le bâton. Si elle propose la conclusion d’un accord d’approvisionnement gazier qui permettrait de couvrir les besoins de l’Ukraine au cours de l’hiver, elle fait aussi obstacle aux livraisons convenues entre cette dernière et le marché européen par le biais de la Slovaquie.

M. Poutine pourrait sans doute proposer un accord en vertu duquel la Russie appuierait les Etats-Unis dans leur combat contre le groupe Etat islamique (EI), dans l’espoir que l’Amérique le laisse mettre la main sur les Etats qu’il estime appartenir à la Russie. Le pire, c’est qu’il n’est pas impossible que le président américain, Barack Obama, accepte une telle offre.

Or, il s’agirait d’une erreur tragique, porteuse de conséquences géopolitiques majeures. Bien que je n’entende pas sous-estimer la menace que représente l’EI, j’ai tendance à considérer prioritaire la préservation de l’indépendance de l’Ukraine. Son effondrement constituerait une perte considérable pour l’OTAN, mais aussi pour l’Union européenne (UE) et les Etats-Unis, bien que de manière indirecte. Un triomphe de la Russie conférerait au pays une influence bien supérieure au sein de l’UE, et représenterait une menace évidente pour les pays Baltes, qui comptent une importante population d’origine russe.

Plus que d’avoir à appuyer l’Ukraine, il appartiendrait alors à l’OTAN de se défendre sur son propre sol. Ceci exposerait à la fois l’UE et les Etats-Unis à ce péril qu’ils s’efforcent si activement d’éviter: une confrontation militaire directe avec la Russie. L’UE s’en trouverait encore plus divisée et ingouvernable. Ainsi, pourquoi l’Amérique et les nations de l’OTAN laisseraient-elles cela se produire?

Une autre défaillance dans l’attitude actuelle de l’Europe envers l’Ukraine réside dans son incapacité à reconnaître combien une agression russe en Ukraine constitue indirectement une agression à l’encontre de l’Europe elle-même. Un pays ou une association d’Etats qui sont de facto en guerre devraient pourtant comprendre que la poursuite d’une politique d’austérité budgétaire, comme la conduit actuellement l’UE, est une erreur. Toutes les ressources disponibles devraient être investies dans cet effort de guerre – même si l’on doit creuser les déficits.

L’Allemagne, principal défenseur de l’austérité budgétaire, doit comprendre le paradoxe en jeu. La chancelière Angela Merkel s’est jusqu’à présent comportée en véritable Européenne concernant la menace que représente la Russie. Elle a également défendu avec force la mise en place de sanctions contre la Russie, se montrant davantage prête dans ce dossier à contrarier l’opinion publique allemande et les intérêts des entreprises de son pays plus que sur toute autre question. C’est seulement après que le vol civil de la Malaysian Airlines a été abattu en juillet que le public allemand s’est rangé à ses côtés. En matière d’austérité budgétaire, la chancelière a néanmoins réaffirmé son allégeance à l’orthodoxie de la Bundesbank, la banque centrale allemande. Mme Merkel ne semble pas prendre la mesure de l’incohérence de sa position. Il est nécessaire qu’elle s’engage davantage pour aider l’Ukraine que pour sanctionner la Russie.

La nouvelle Ukraine a la volonté politique de défendre l’Europe contre l’agression russe, mais aussi d’entreprendre un certain nombre de réformes structurelles. Une aide appropriée de la part de ses défenseurs est toutefois nécessaire. A défaut, les espérances vont se changer en désespoir. La désillusion a d’ores et déjà commencé à s’installer, après la défaite militaire subie.

Il est grand temps pour les membres de l’UE de se réveiller et de commencer à se comporter comme des Etats indirectement en guerre. Il leur est plus favorable de devoir aider l’Ukraine que d’avoir à se défendre eux-mêmes en s’engageant directement dans des combats.

Dans son dernier rapport, début septembre, le Fonds monétaire international (FMI) a estimé que dans le pire des cas, l’Ukraine aurait besoin d’une aide supplémentaire de 19 milliards de dollars (15 milliards d’euros). La situation s’est détériorée depuis lors. A l’issue des élections ukrainiennes, le FMI va devoir réévaluer ses prévisions, en consultation avec le gouvernement de l’Ukraine. Le FMI devrait injecter immédiatement une aide d’au moins 20 milliards de dollars, avec la promesse d’une aide supplémentaire, si nécessaire. Les partenaires de l’Ukraine pourraient alors apporter un financement supplémentaire conditionné à la mise en œuvre du programme préconisé par le FMI, et cela à leur propre risque, comme le veut la pratique habituelle.

La dépense des fonds empruntés se trouve contrôlée par l’accord conclu entre le FMI et le gouvernement ukrainien. Quelque 4 milliards de dollars serviraient ainsi à compenser le retard des paiements de l’Ukraine à ce jour, 2 milliards à la réparation des mines de charbon est-ukrainiennes toujours contrôlées par le gouvernement central, et encore 2 milliards à l’achat de gaz pour la période hivernale. Le reste servirait à renforcer les réserves de change de la banque centrale.

Ce nouveau pack d’assistance inclurait un échange de dette permettant de transformer les obligations ukrainiennes contractées en euros (qui s’élèvent à près de 18 milliards de dollars) en obligations moins risquées et à plus long terme. Ceci permettrait d’alléger le poids de la dette ukrainienne, et d’abaisser sa prime de risque. En participant à cet échange, les détenteurs d’obligations devraient consentir à un taux d’intérêt plus faible, et attendre plus longtemps pour obtenir leur remboursement. Cet échange s’effectuerait de manière volontaire et sur le principe du marché. Ces nouvelles obligations à long terme se trouveraient garanties – certes partiellement – par les Etats-Unis ou l’Europe.

Un tel échange serait porteur d’avantages nombreux et significatifs. Le gouvernement ukrainien, au cours des deux ou trois prochaines années qui se révéleront critiques, pourrait utiliser une part moindre de ses faibles ressources en devises fortes pour le paiement de sa dette. Cet argent pourrait être utilisé à des fins plus urgentes.

L’entreprise publique ukrainienne Naftogaz constitue un véritable trou dans le budget du pays, ainsi qu’une source majeure de corruption. Naftogaz vend actuellement du gaz aux ménages pour un tarif de 47 dollars par millier de millions de mètres cubes (TCM), le payant elle-même 380 de dollars par TCM. Aujourd’hui, les Ukrainiens ne peuvent contrôler la température de leur appartement; la quantité d’énergie gaspillée se révèle considérable. Une restructuration radicale de l’ensemble du système de Naftogaz pourrait permettre de réduire au moins de moitié la consommation des ménages et d’éliminer la dépendance de l’Ukraine vis-à-vis de la Russie en matière de gaz. Cela impliquerait de facturer le gaz aux ménages selon le prix du marché. La première étape consisterait, par conséquent, à installer des compteurs dans les appartements, et la seconde à octroyer une subvention au comptant aux ménages les plus défavorisés.

Si la volonté d’entreprendre ces réformes est forte, à la fois au sein de la nouvelle direction de Naftogaz et du gouvernement entrant, la tâche se révèle extrêmement complexe (comment définir par exemple les ménages défavorisés?), et l’expertise actuelle, inadéquate. La Banque mondiale et ses filiales pourraient ainsi appuyer une équipe de développement de projets. Celle-ci pourrait réunir des experts internationaux et nationaux pour transcrire la volonté politique existante en projets capables d’attirer les banques. Le coût initial dépasserait les 10 milliards de dollars, mais pourrait être couvert par des obligations émises par la Banque européenne d’investissement, et ainsi générer des rendements extrêmement élevés.

Il est également grand temps pour l’UE de porter un regard critique sur elle-même. Car si la Russie de Vladimir Poutine remporte d’aussi nombreux succès, même à court terme, c’est que quelque chose ne va pas. La bureaucratie de l’UE ne dispose plus du monopole de la puissance, et présente un maigre bilan. Il lui faut apprendre à faire preuve de plus d’unité, de souplesse et d’efficacité. Il est nécessaire que les Européens eux-mêmes s’intéressent de plus près à la nouvelle Ukraine. Cela pourrait leur permettre de renouer avec cet esprit originel qui a accompagné la création de l’UE. En sauvant l’Ukraine, l’UE pourrait bien se sauver elle-même.

George Soros

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