Ukraine : « n'ayons pas peur de la révolution ! »

Voilà que le peuple ukrainien, plus uni que jamais, fait tomber une dictature après des mois de luttes, voilà qu'une révolution renverse un régime politique, là-bas, à nos frontières, et les thuriféraires de la peur brandissent leurs menaces, agitent leurs mauvais présages. Comme toujours ! L'éclatement du pays comme celui de la Yougoslavie, la menace d'une invasion russe comme à Budapest en 1956, la prise du pouvoir par l'extrême droite ou par les russophones pro-Poutine, les dettes qu'il faudra payer, les politiciens inexpérimentés, la place Maïdan qui se prend pour le Parlement… Que n'entend-on !

Parmi les explications simplistes qui alimentent ces peurs, il y a, dans le cas ukrainien, des versions complotistes – l'extrême droite qui attend son heure place Maïdan – et surtout l'invention des « deux Ukraine ». Cartes à l'appui, on nous serine l'implicite suivant : russophone = russophile = pro-Poutine. En bon jacobin, on n'imagine pas qu'un peuple puisse être bilingue, que sur la place Maïdan, justement, on puisse parler les deux langues, que Lviv-la-nationaliste puisse décréter une journée où l'on parle russe, tandis qu'Odessa-la-sécessionniste fait l'inverse, une journée en ukrainien. On sait pourtant que le premier mort fut arménien.

Comment oublier ces jeunes gens aux accoutrements baroques qui proclament sur les réseaux sociaux, la télévision du Net et à qui voulait l'entendre : « Je suis ukrainien et je me bats pour la liberté. » Ces autres qui montent la garde, organisent la sécurité, interdisent l'alcool, protègent même les palaces clinquants de Ianoukovitch et autres oligarques. Je n'ai pas vu pareille conscience collective depuis les grèves aux chantiers navals de Gdansk en 1980. L'histoire ukrainienne est tourmentée, ses mémoires sont conflictuelles, mais cela ne nous autorise pas à mettre en cause une aspiration collective à l'indépendance nationale, ancienne et persistante, ni à tracer une ligne de péril de part et d'autre du Dniepr, comme si les traces des empires passés expliquaient tout.

UNITÉ NATIONALE

A trop contempler cette obsédante ligne de fracture « naturelle », on ne voit pas le principal : l'unité nationale qui s'est rassemblée, renforcée contre le pouvoir autoritaire et corrompu. Place Maïdan et dans les autres villes mobilisées, c'est pourtant évident. Les images et les reportages attestent la diversité sociale, de générations, de religions, de langues et d'origines ethniques. Contrairement à ce que nous avions en ex-Yougoslavie par exemple, ou dans certains pays africains, le regroupement et l'auto-organisation ne se constituent pas sur une base ethnique, une autre langue ou la « purification » d'une partie du territoire.

L'espace révolutionnaire – une place comme, jadis, les usines occupées – est le lieu et l'incarnation d'une longue mobilisation des Ukrainiens commencée il y a déjà quatorze ans. Ces derniers mois, à la suite du refus d'une décision de Ianoukovitch, la contestation s'est élargie, elle a pris une ampleur politique et nationale, au sens républicain du terme. Portée par la jeunesse, le courage et la détermination de tous, elle peut maintenant donner naissance à une démocratie fondée sur un Etat de droit. La volonté de faire adouber le nouveau gouvernement, d'abord par le « conseil de Maïdan » et ensuite par le Parlement, va dans ce sens. La révolution ukrainienne de février 2014 est fondatrice parce qu'elle a constitué ce type d'unité politique : une nation de citoyens libres et responsables.

Bien sûr, rien n'est complètement gagné. On peut, comme toujours dans ces situations, craindre une offensive réactionnaire. Elle prend déjà forme, et le président déchu se déclare disponible. L'occupation de bâtiments administratifs, à Simferopol, en Crimée, suggère des tentatives séditieuses comme jadis celles orchestrées par Milosevic en Bosnie ou par Poutine en Géorgie. Réussiront-elles à emporter des régions entières ? Rien n'est moins certain. Le président russe, qui vient de perdre une bataille, ne semble pas prêt à une politique du pire qui le conduirait au désastre.

En tous les cas, nous devons de notre côté faire confiance aux Ukrainiens, ne pas craindre leur révolution. Elle est profonde, authentique, déterminée, porteuse d'un espoir démocratique. Ce mois de février restera dans l'histoire, ses morts dans la mémoire de tous. La transformation en cours en Ukraine appelle notre solidarité, c'est-à-dire notre aide économique, diplomatique et politique, dans le respect de leur indépendance.

L'action tardive des ministres européens a été utile, il faut maintenant avancer plus vite. Non pas en envoyant une « troïka » à la manière grecque, mais en reconsidérant les dettes comme cela avait été fait au début des années 1990. Sur le plan diplomatique, l'Union européenne, avec en tête ce « triangle » franco-polono-allemand dit « de Weimar », peut contribuer à apaiser la tension avec la Russie, éviter le pire, et c'est essentiel dans ce moment historique ; elle doit aussi penser un véritable partenariat oriental, prendre au sérieux sa relation avec ses voisins proches à l'est comme au sud. Ni une machine de guerre contre la Russie ni une fausse promesse d'intégration, mais une alliance durable. Il me semble qu'une vision stratégique manque sur ce point. La solidarité politique, enfin, ne peut se limiter aux gouvernements et institutions. La société française est bien timide, bien craintive avec cette révolution. Les voisins immédiats, notamment les Polonais, sont beaucoup plus actifs. Il faut élargir notre solidarité. L'Union européenne et ses Etats membres ne doivent plus hésiter. Des financements et des actions communautaires peuvent être rapidement décidés, mais, comme après 1989, les Etats membres peuvent également apporter une aide bilatérale. Ne lésinons pas. N'ayons plus peur, le sort de la révolution dépend aussi de nous !

Par Jean-Yves Potel, écrivain et historien.

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