Ukraine: questions sur le scénario du pire

La possibilité d’une frappe nucléaire tactique russe dans la guerre ukrainienne est devenue une réalité. Plusieurs éléments, mis bout à bout, indiquent que l’option est sérieuse : a) l’armée de Vladimir Poutine est mise en échec sur le plan conventionnel ; or le maître du Kremlin adopte une logique jusqu’au-boutiste qui n’admet pas la défaite ; b) non seulement l’armée russe , pourtant redoutée, a été discréditée, mais l’économie est en péril, la mobilisation de la population provoque la stupeur, et des critiques émergent contre les choix stratégiques du président : ce dernier se trouve donc acculé, situation toujours périlleuse ; c) en annexant des territoires sur lesquels l’armée ukrainienne progresse grâce à l’aide occidentale , Moscou peut désormais transformer sa propre invasion en défense du territoire national face à une agression de l’Otan, ce qui justifie davantage l’usage de la dissuasion ; d) enfin, les 300 000 hommes russes récemment mobilisés sont probablement inaptes à se battre et sont envoyés à l’abattoir, Vladimir Poutine le sait, et cette probable hécatombe peut encore aider, en interne cette fois, à justifier l’usage d’armes de destruction massive.

Est-il important de savoir comment on en est arrivé là, pour mieux trouver la sortie ? Ou faut-il se consacrer désormais à préparer des réponses opérationnelles précises, adaptées aux différentes configurations que le pire pourrait prendre ? Dans tous les cas de figure, les démocraties doivent surtout consolider leur cohésion, pour résister ensemble à ces épreuves qui viennent.

Faut-il s’attarder sur les causes ?

Pourquoi Vladimir Poutine a-t-il envahi l’Ukraine ? Pourquoi persiste-t-il dans la fuite en avant malgré les revers de son armée ? Pourquoi de nombreux Etats du Sud refusent-ils de condamner explicitement Moscou, même après les exactions constatées sur le terrain ? Trois familles d’explications au moins s’opposent pour répondre à ces énigmes.

La première est l’explication rationnelle incriminant l’Occident. Des promesses n’auraient pas été respectées, des abus de position dominante auraient eu lieu, au détriment de la Russie post-1991 comme au détriment d’autres pays (Serbie, Irak, Libye…), ce qui aurait poussé le Kremlin à mettre un terme à cette hégémonie, avec la compréhension du Sud. L’invasion de l’Ukraine serait alors une réponse à des stratégies d’encerclement et de « regime change ».

La deuxième famille d’arguments est tout aussi rationnelle, mais souligne les initiatives d’une stratégie russe. Depuis au moins 2007 ( discours à la conférence de sécurité de Munich ), Vladimir Poutine désigne l’Occident comme ennemi. Il le juge désormais décadent (« il s’effondre »), et estime les valeurs libérales « obsolètes » . En Ukraine, il aurait estimé que le temps était venu de porter un coup majeur, et d’autres systèmes autoritaires le suivent dans son désir de voir éclore un monde post-occidental.

Enfin, reste l’option irrationnelle : Poutine ne fonctionne plus en stratège. Isolé dans son autoritarisme (et récemment par sa peur de la Covid), perdu dans sa nouvelle passion hallucinée pour l’histoire, il n’est plus le leader cynique et lucide qu’il a été, abreuvé de surcroît par ses propres services d’informations trop complaisantes pour être vraies.

Quels scénarios concrets pour le pire ?

Dans le premier cas, un maintien du dialogue avec le Kremlin, voire des concessions territoriales ( comme le préconisait Henry Kissinger ), s’imposeraient pour arrêter la machine infernale. Mais pas une adhésion de l’Ukraine dans l’Otan, qui précipiterait une riposte. Dans le deuxième cas, il faudrait à l’inverse refuser de céder au chantage, montrer la détermination et la force maintenues des démocraties libérales, face à des régimes autoritaires qui cherchent leur chute définitive, bien au-delà du seul enjeu ukrainien. Dans le dernier cas, il conviendrait plutôt de calculer chaque propos pour éviter le faux pas, tout en prenant langue avec d’autres que Vladimir Poutine à Moscou, si toutefois il s’en trouve pour l’empêcher de nuire.

Ces interrogations sont peut-être vaines. D’abord parce que nous ne saurons pas en temps utile quelle est la situation exacte dans les murs du Kremlin et encore moins dans la tête de son principal habitant. Ensuite parce qu’il est plus urgent de se préparer au pire, lequel peut prendre plusieurs formes. Que devraient faire les alliés de l’Otan et leurs autres partenaires (comme le Japon) en cas de frappe nucléaire tactique sur un théâtre d’opérations ukrainien avec des victimes essentiellement militaires ? Et en cas de frappes nucléaires touchant des civils ? Et en cas de menace de frappe sur un ou plusieurs pays de l’Otan ? Et en cas de frappes effectives mais conventionnelles sur le territoire de l’Otan ( en Pologne par exemple ) ? Et en cas de débordement de la guerre ukrainienne sur des pays non-Otan ( comme la Moldavie , à partir de la Transnistrie) ? Chaque cas est différent, et il est nécessaire d’avancer des scénarios de réponse, qui garderont nécessairement une part d’incertitude volontairement entretenue.

Comment maintenir la cohésion, et derrière quelle posture ?

Il n’y aura pas unanimité des alliés et partenaires sur les différentes conduites à tenir. Le tout est qu’il n’y ait pas déchirement. Il n’y aura pas d’appétence particulière au Sud pour soutenir les réponses occidentales. Le tout est qu’il n’y ait pas divorce (avec l’Inde ou le Brésil par exemple). Il n’y aura aucune aide à attendre de la Chine, de l’Iran ou d’autres régimes autoritaires. Le tout est de leur faire comprendre qu’il n’est pas de leur intérêt de se couper définitivement de trois des quatre plus grands blocs économiques de la planète (Amérique du Nord, Europe, Japon).

Surtout, il faudra maintenir la cohésion des Européens (avec des pouvoirs « illibéraux » qui partagent quelques valeurs avec Vladimir Poutine) et de l’Otan ( avec la possibilité d’un retour des Trumpistes à Washington , qui changerait tout). Le défi consiste donc à la fois à formuler par avance les options les plus pertinentes possibles pour éviter le scénario catastrophe, sans pour autant en avoir peur si celui-ci venait à advenir, et à bâtir un consensus durable sur ces différentes postures, quoi qu’il arrive. Comme le montre l’étude de Graham Allison sur la crise des fusées de Cuba (Essence of Decision, 1999), face à l’impensable, les options les plus lâches comme les plus folles sont sur la table. Il faudra éviter les deux.

Frédéric Charillon est professeur des universités en science politique, spécialiste des relations internationales. Il est ancien directeur de l’Institut de recherches stratégiques de l’Ecole militaire (Irsem).

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