Ukraine-Russie : un choc d’identités contradictoires

A l’heure où la confrontation russo-ukrainienne prend un tour dramatique, la tentation est grande de s’en tenir à des analyses à l’emporte-pièce : d’un côté, la Russie, un Etat héritier d’une histoire millénaire qui plongerait ses racines dans un Empire des steppes aux improbables origines européennes, toute à l’ivresse de retrouver sa puissance passée. Face à elle, l’Ukraine, un jeune Etat victime d’un impérialisme prédateur, fragilisé par sa diversité linguistique et culturelle, mais rassemblé par un projet démocratique et européen.

La Crimée, début d’une reconquista russe ? La réalité est plus complexe. Après la pérestroïka et le chaos des années Eltsine, la «nouvelle Russie» semble renouer avec son histoire : l’extension continue d’un territoire d’un seul tenant, au sein duquel les «terres de la nation russe» se mêlaient, au point de ne plus s’en distinguer. Depuis la fin de l’URSS, ce pays qui couvre la huitième partie du monde se cherche : est-il un empire multinational ou le cœur d’une «nation russe», réelle ou fantasmée ? Alors que le PC demande l’inscription sur le passeport intérieur de la nationalité et de la confession, comment définir cette identité : est-elle ethnique, linguistique, religieuse ? Nationale ou impériale ? La laïcité de l’Etat, inscrite dans la Constitution de ce pays multiconfessionnel, est-elle menacée par l’alliance nouée entre le pouvoir et l’Eglise orthodoxe ? Les réponses qui nous parviennent de Russie inquiètent. Certes, des voix courageuses, plus nombreuses qu’on ne le croit, s’y font entendre afin de condamner l’annexion de la Crimée, mais combien d’autres tombent dans une hystérie dont certaines manifestations feraient sourire si elles n’étaient l’expression d’une pathologie qui ronge la société russe. Naguère «Troisième Rome» puis, entre 1917 et 1991, bastion de l’«internationalisme», la Russie de Poutine est devenue le «pilier du monde russe», son président le «garant naturel» de cette nébuleuse. Une hagiographie à l’aune du «retour de la Russie dans l’Histoire» se met en place : Prokhanov, un écrivain nationaliste qui voit en Staline «un monarque rouge qui reçut l’onction divine en 1945», propose, dans un article intitulé «La victoire et le miracle que nous attendions», le président russe à l’ordre de l’amiral Nakhimov, héros de la première guerre de Crimée (1855). Oleg Bondarenko, affidé de Dimitri Rogozine, nationaliste «modéré» et vice-premier ministre de la Fédération de Russie, annonce la bonne nouvelle : «La Crimée n’est que le début de la reconquista russe ; ce qui a réussi en Crimée, se répétera à Odessa, Nikolaïev, Lugansk et Donetsk. L’idée nationale que nous recherchions se trouvait en fait hors des frontières formelles de l’Etat prusse. La régionalisation de l’espace européen se heurtera désormais à la centralisation de l’espace russe.» Les Ukrainiens n’ont qu’à bien se tenir, du moins ceux qui ont le regard tourné vers Bruxelles.

En 2004, le Maidan de la «révolution orange» n’avait que faire du malaise russe. Il n’éprouvait aucune nostalgie à l’égard de l’empire perdu. Confiant et naïf, il exprimait avec force sa volonté de rupture avec une Ukraine «figée dans le passé». Jeune et éduqué, il exprimait un immense désir d’Europe. L’Europe, c’était un horizon palpable, le cadre exaltant d’une identité nationale à construire, et qui ne se fourvoierait pas dans un passé hanté de fantômes : le panthéon soviétique célébré à l’Est et au Sud, les dirigeants nationalistes des années 30 et 40 glorifiés dans la partie occidentale. L’identité de la nouvelle Ukraine devait désormais se lover dans le drapeau de l’Union européenne. Bien que souvent ignorants de l’histoire complexe de leur pays, ils étaient instinctivement plus proches de la tradition libertaire personnifiée par Nestor Makhno que de ceux qui avaient revêtu l’uniforme allemand pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais le mouvement populaire avait été vite «canalisé». Le nouveau pouvoir issu des urnes avait montré ses limites. Sa gestion erratique, ses mœurs héritées de l’ancien pouvoir avaient provoqué une déception.

Aujourd’hui, l’Ukraine reste une nation fragile, inachevée, encore fractionnée par les divisions qu’elle connut pendant la Seconde Guerre mondiale. Dès l’été 1941, elle était l’un des principaux théâtres de la «Shoah par balles», anticipation monstrueuse de l’extermination industrielle perpétrée par les nazis dans les camps. La collaboration de certains Ukrainiens reste un tabou. Dans les régions orientales et méridionales, l’identité ukrainienne reste floue, sensible aux mutations qui se déroulent en Russie. On y célèbre la «Grande guerre patriotique» (1941-1945), on se souvient des millions d’hommes et de femmes qui avaient pris le chemin du travail forcé en Allemagne, des prisonniers de guerre qui mourraient à petit feu dans les camps allemands. Mais les millions de morts provoqués par l’Holodomor (1932-1933), l’épouvantable famine voulue par Staline, semblent enfouis dans les tréfonds d’une mémoire occultée par le système soviétique.

En Ukraine occidentale, le nationalisme radical n’échappa pas à la fascination exercée par le fascisme sur les marges orientales de l’Europe. Avant de s’en prendre à l’«envahisseur bolchevique» en 1941, puis aux troupes allemandes, ses militants avaient usé de la violence contre un Etat polonais de l’entre-deux-guerres peu respectueux des droits des minorités. Les nazis y levèrent la division SS Galitchina. On y vénère d’autres héros, tel Stepan Bandera, dont les imposants portraits érigés par les nationalistes radicaux trônent aujourd’hui sur le Maidan. Or, ces «deux Ukraine» doivent apprendre, non seulement à vivre ensemble mais aussi à élaborer un projet commun. L’unité du pays est à ce prix. En Ukraine, comme en Russie, une nouvelle identité est en construction après une gestation longue et douloureuse. Mais elle reste éclatée et contradictoire.

On ne sort pas indemne du système soviétique. Seule une authentique citoyenneté, à la mesure des réalités complexes d’un espace qui s’étend de l’Europe centrale aux bords du Pacifique, peut offrir un cadre à ces identités en devenir.

Charles Urjewicz, professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)

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