Ukraine : sortir de la vision Europe contre Russie devient urgent

Après deux séjours en Ukraine en un mois, il me semble nécessaire de clarifier deux choses sur la révolution, car c’est bien ce dont il s’agit en ce moment en Ukraine. Bien que nommé «Euromaidan», le mouvement n’a aujourd’hui d’Euro que le nom. Il ne s’agit pas d’opposer pro-européens aux pro-russes, ni gentils démocrates occidentaux aux méchants partisans de la Russie. En fait, ni l’Europe ni la Russie n’ont à gagner à voir la crise durer, crise qui rend exsangue le pays et crée des tensions au sein de la société qui nécessiteront de longues années à cicatriser.

Il s’agit actuellement d’un mouvement différent de celui débuté en novembre après l’échec de l’accord d’association avec l’Union européenne. La révolution actuelle n’a pas été initiée par des questions de politiques étrangères mais bien par des motifs internes. La goutte d’eau qui fit déborder le vase fut l’adoption en catimini fin janvier d’une série de lois liberticides restreignant fortement les libertés d’association, d’expression, de rassemblement.

Il s’agit d’une opposition entre un large spectre de la société et un gouvernement kleptocratique, corrompu et abusif. Ce n’est pas l’est contre l’ouest et Monsieur Ianoukovitch n’est pas coupable d’amitié avec le Kremlin mais bien d’abus de pouvoir, d’institutionnalisation de l’impunité et de la justice sélective. En clair, d’une dérive autoritaire qui lui a fait perdre sa légitimité aux yeux du peuple.

Les leaders de l’opposition divisés

C’est ce peuple qui est dans la rue aujourd’hui, et pas seulement les Ukrainiens favorables à un rapprochement avec l’Europe. Il y a aussi des libéraux, des communistes, des travailleurs et même des militants d’extrême-droite dont une minorité pourrait être qualifiée de néo-nazie, xénophobe et anti-démocratique.

Le conflit n’est donc plus politique mais social et même sociétal entre des manifestants décidés à ne pas reculer et à employer la force s’il le faut et un gouvernement paralysé qui ne sait comment réagir. A ce titre, la démission et la fuite du Premier ministre Azarov, suivi de l’échec de Monsieur Ianoukovitch à trouver un compromis avec les opposants Vitali Klitschko (Alliance Démocratique ukrainienne pour la réforme, libéral) et Arseni Iatseniouk (Front pour le changement, ancien bras droit de Ioulia Timochenko) puis du départ du président ukrainien en Russie au plus fort de la crise sont autant de données révélatrices.

De l’autre côté, les leaders de l’opposition, Messieurs Klitschko, Iatseniouk et Tiahnibok (Svoboda, extrême droite) apparaissent divisés et incapables de fédérer les manifestants en vue d’une sortie de crise négociée et pacifique. Il semble que la diversité des citoyens descendus dans la rue est représentative du malaise général de la société ukrainienne mais c’est aussi un élément de blocage du fait de l’incapacité à coordonner les demandes de cette foule aux demandes multiples.

l’UE et le Kremlin doivent coopérer

En ce 19 février et au lendemain d’une tentative de dispersion forcée des manifestants, les forces spéciales et antiterroristes ukrainiennes ont lancé une vaste opération à travers le pays. A l’heure où j’écris ces lignes, tous les accès à Kiev sont bloqués afin d’isoler la capitale, les transports publics ne circulent plus dans la ville et l’éclairage public est coupé, instaurant une forme de couvre-feu de facto. L’escalade est donc proche.

Au vu de leur détermination, il est peu probable que les manifestants présents à Kiev et dans toutes les grandes villes du pays (de nombreuses mairies ont été prises et sont occupées par les manifestants) se content de se disperser. La situation pourrait dégénérer dramatiquement si les forces de sécurité, certes violentes mais qui n’ont pour le moment pas usé de leurs armes à feu, venaient à répliquer. On ne serait alors plus très loin d’une guerre civile où une partie de l’armée pourrait se ranger du côté de l’opposition tandis que l’autre resterait fidèle au régime.

Face au blocage interne, il serait bon de sortir définitivement de l’image d’une opposition frontale entre pro-russes et pro-européens et que l’UE et le Kremlin coopèrent. Les deux puissances apparaissent comme les seules pouvant rétablir l’ordre par la médiation mais aussi, si cela échoue, par une intervention concertée. En effet, en Ukraine mais aussi en Russie et au sein de l’UE, l’idée d’une intervention militaire pour rétablir le calme dans un pays qui s’enfonce dans la crise et la violence fait son chemin. Sans m’engager sur la pente glissante du débat sur l’ingérence, il reste clair qu’une intervention unilatérale de la Russie ou de l’UE (une intervention de l’OTAN serait inacceptable pour la Russie mais peut-être aussi pour la population ukrainienne) ne ferait qu’exacerber la division au sein de la population et donnerait du grain à moudre à tous ceux qui voient en l’accord d’association avec l’UE d’une part, en la politique russe de l’autre, des tentatives d’inféodation de la politique ukrainienne.

Guerre civile

Une intervention militaire extérieure n’est évidemment pas souhaitable contrairement à une solution de médiation pacifique, mais si l’impasse et le déchaînement de violence persistent et qu’une telle décision devait être prise, l’intervention devra être concertée. Et l’on est, d’après les commentaires entendus à Kiev, plus proche d’une telle opération que nous, citoyens français et européens, ne pourrions le croire.

Aujourd’hui, je n’ai pas peur de le dire : on assiste en Ukraine à la crise la plus grave depuis les conflits balkaniques ayant agité les Etats de l’ex-Yougoslavie et notamment la Serbie et le Kosovo à la fin des années 90.

L’échec de la trêve devant permettre des négociations incluant les ministres des Affaires étrangères internationaux en visite (Russie, France, Pologne notamment), les dizaines de morts à Kiev, les cas de procès sommaires et de torture perpétrés par une frange des opposants le confirment : le pays s’enfonce dans une guerre civile et dans un tunnel dont la sortie ne se dessine aucunement à l’horizon.

Par Quentin Boulanger, co-fondateur de l'association de promotion de la coopération territoriale et des jumelages "Nord-Europe".

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